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ALFONSINA

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ALFONISINA

 


NI DIEU, NI CHEF, NI MARI - LA POÉTESSE ARGENTINE TARAUDÉE PAR LA TRISTESSE

Texte: Valérie Lobsiger


ALFONSINA
Un film documentaire de Christoph Kühn
Suisse, Argentine, 2014, 78'


Sortie en juin 2014 en Suisse alémanique

«Le rêve est la seule chose que l’homme construit à la perfection»

Christoph Kühn réussit à faire revivre la grande poétesse non seulement par le biais de larges citations et extraits de son œuvre lus par Graciella Rossi, mais également grâce à de multiples films et photos d’archives.


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ALFONSINA SIGNIFIE «PRÊTE à TOUT» en Argentin. Un prénom prédestiné... Née en 1892 à Capriasca au Tessin, Alfonsina Storni émigre à l’âge de quatre ans avec ses parents en Argentine d’où son père, brasseur, est originaire. Rebelle et sauvage («j’ai grandi comme un petit animal»), sa fantaisie se déploie dans un univers parallèle à la réalité où elle raconte avoir vécu sous la douce et illusoire protection de ses mensonges. Des images de la luxuriante végétation du jardin de son enfance, passée sous la plus grande des latitudes à San Juan, reviennent tout au long du film comme pour souligner son impossible quête de bonheur et de paix intérieure. Un «sentiment solitaire de chagrin muet» la taraude en effet depuis toujours qui l’oblige très tôt à écrire des poèmes «pour ne pas mourir». Ayant commencé à travailler dès l’âge de 12 ans pour payer le loyer de parents tombés dans la misère, elle se lance ensuite dans le théâtre avant de partir à 19 ans pour Buenos Aires où, enceinte d’un homme marié, elle pourra accoucher sans choquer les voisins. D’abord dactylo, elle vit de petits boulots le jour, tout en se cultivant et en écrivant la nuit. Elle se fait bientôt connaître pour ses poèmes et ses écrits caustiques où elle laisse éclore le «germe d’anarchie» qu’elle porte en elle. En avance sur son époque, sa devise est «ni dieu, ni chef, ni mari». Elle donne des lectures publiques de ses poésies qui lui valent autant d’adversaires que d’admirateurs et elle devient très populaire. Mue par une irrésistible envie de liberté, elle souffre de la solitude, du doute, de l’angoisse ainsi que d’un poignant sentiment d’incompréhension…

DÉBORDANT D’IMAGES ENCHANTERESSES, le film de Christoph Kühn est au diapason de la poésie d’Alfonsina, riche en métaphores et en interrogations, dont la principale est peut-être «Qui suis-je?». «Je suis une âme qui ne se connaît pas» écrit Alfonsina qui ressent le monde comme hostile et souffre périodiquement de dépression. Le film charme le spectateur par son lyrisme et sa musique (du compositeur Ezequiel Saralegui), mais aussi et surtout parce qu'il laisse Alfonsina s’adresser directement à lui en voix off.

Christoph Kühn réussit à faire revivre la grande poétesse non seulement par le biais de larges citations et extraits de son œuvre lus par Graciella Rossi, mais également grâce à de multiples films et photos d’archives. On découvre les nombreuses facettes d’une femme intelligente et volontaire, mais ayant l’âme en peine, immensément fragile, emplie de détestation pour elle-même, extrêmement troublante/perturbante pour l’époque et qui se cabre face aux dictats et normes sévères de son temps. Les témoignages de Guillermo, son petit-fils, de Graciella Gliemi biographe, d’Ana Atorresi, écrivaine, et surtout d’une ancienne élève d’art oratoire d’Alfonsina (Alfonsina fut institutrice avant d’enseigner la déclamation aux adultes), d’un âge très avancé mais pétillante d’enthousiasme et encore pleine d’admiration pour la poétesse, rendent plus tragiques encore les circonstances de sa disparition précoce. La présence tranquille de Merry, l’arrière-petite-fille d’Alfonsina, filmée lors de ses déplacements dans le métro de Buenos Aires pour se rendre à une lecture qu’elle fera dans un théâtre des œuvres de son aïeule, semble dire que si l’une a gagné cette paix et cette liberté intérieures auxquelles l’autre aspirait tant, c’est peut-être un peu grâce à celle-ci.

VL, 15.05.2014