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AU REVOIR LÀ-HAUT

Au revoir là haut couverture

 

 


LES POILUS DE LA 1ÈRE GUERRE MONDIALE AVAIENT 19-20 ANS...

Texte: Valérie Lobsiger


ROMAN
Au revoir là-haut, de Pierre Lemaitre
Édition Albin Michel, 564 p., août 2013, PRIX GONCOURT 2013

1914-1918 : 1 350 000 soldats français morts pour la patrie, 40 000 monuments commémoratifs

NDLR: A lire aussi: "Les fleurs d'hiver" d'Angélique Villeneuve - Le retour du poilu, vu par sa femme.

A venir: l'exposition: 1914-18: Les Suisses et la Grande Guerre du 23 août.


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QUI EST CE JEAN BLANCHARD, cité en exergue du livre et dont les derniers mots avant sa mort ont donné le titre au présent roman ? Après plus que brève recherche, on trouve la réponse sur Wikipedia. Il s’agit d’un poilu de la guerre de 14-18, fusillé avec cinq autres camarades le 4 décembre 1914 pour traitrise, sur les mensonges empressés d’un sous-lieutenant trop lâche pour avouer sa responsabilité. C’est d’un tel rapport de force entre un poilu incapable de se défendre et un gradé imbu de lui, les deux retournés à la vie civile une fois la guerre achevée, dont traite ce livre qui emporte et coupe le souffle, tel un obus, de la première à la dernière page. L’auteur y parle de bassesse, médiocrité, lâcheté, arrogance et cupidité, mais aussi de loyauté, courage et solidarité, tout en déroulant une intrigue palpitante, riche en coups de théâtre et en portraits. Tous plus féroces et savoureux les uns que les autres, on retient parmi eux un inspecteur des cimetières minable mais méticuleux et un maire veule et libidineux, qui valent à eux seuls le détour. On apprécie en outre l’humour pince sans rire de l’auteur dont on vous livre juste un échantillon : « Réussir quelque chose de moche n’est pas donné à tout le monde » !


LE ROMAN SE CONTRUIT AUTOUR DE TROIS HOMMES CLES : il y a le lieutenant Henri d’Aulnay-Pradelle, vile arriviste sans scrupule qui, le 2 novembre 1918, alors même que des bruits d’armistice courent, décide, histoire de gagner vite fait des galons, de lancer sa compagnie dans une attaque-surprise contre les Boches. Il y a ensuite le soldat Albert Maillard, agent comptable dans le civil, perpétuel angoissé, timide, velléitaire, complexé qui, parce qu’il a découvert par hasard l’abjecte façon dont Pradelle a réussi à motiver ses camarades pour donner l’assaut, se retrouve d’un coup d’épaule de ce dernier enterré vivant dans un trou d’obus. Il y a enfin Edouard Péricourt, fils de banquier, esthète, artiste, humoriste, rebelle qui, pour avoir sauvé Albert, devient « gueule cassée » à quelques jours de l’armistice. « Gueule cassée » ? En l’occurrence un éclat d’obus, en emportant tout le bas de son visage (menton, mâchoire, langue) lui a laissé la gorge à découvert.


« CETTE GUERRE N’EN FINIRA DONC JAMAIS ? » D’un côté, on constate l’état de misère des soldats démobilisés, n’ayant ni reçu d’indemnité, ni retrouvé leur emploi (ce qui leur fait presque regretter les terribles tranchées) et dont personne ne veut savoir quoi que ce soit. De l’autre, on assiste à un incroyable commerce des morts pour la patrie (sans sépulture, d’où le lucratif commerce de bières, de services d’inhumation et de construction de nécropoles) sur le dos tant de l’Etat que des familles endeuillées. On ne peut alors s’empêcher de constater qu’un homme mort vaut cent fois plus qu’un homme vivant. Une inversion des valeurs plus que jamais d’actualité, notamment en matière de réfugiés et autres clandestins indésirables. Elle menace de s’étendre à tous les indésirables qui coûtent, comme les chômeurs, les malades ou les vieux… Mais l’auteur ne s’en tient pas à ce seul débat et aborde de nombreux et pertinents sujets tel les rapports parents-enfant ou l’attitude débonnaire des gens aisés. Ainsi, et cela ne vaut pas seulement pour la mère Maillard, si les parents savaient la portée de leurs paroles, qui enferment leurs enfants dans des définitions aussi lapidaires que définitives, ils se tairaient. Quant à celui qui a vu le jour dans l’opulence, il aurait tendance à trouver tout bien naturel en général et à laisser turbiner les autres à sa place en particulier… Humour grinçant, réflexions percutantes, rythme et styles maîtrisés, on se délecte à cette lecture jubilatoire qui tient en haleine jusqu’à la fin.