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INTERVIEW D'ISABELLE HAUSSER

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INTERVIEW D'ISABELLE HAUSSER

Interview: Valérie Lobsiger


Interview d’Isabelle Hausser, à l’occasion de la sortie de son dernier livre Les Couleurs du Sultan, à la résidence de l’ambassade de France à Berne où elle vit actuellement.


Le livre est sorti en avril 2014 chez Buchet/Chastel


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Une frêle et mince silhouette en jean et T-shirt se profile à contre jour. Isabelle Hausser nous reçoit dans un lumineux salon aux tentures carminées. Pour mettre à l’aise son intervieweuse, elle l’interroge d’abord sur sa vie et sur Berne, qu’elle apprécie visiblement. On doit se reprendre pour revenir à l’objet de notre visite.


VL: Qu’est-ce qui vous a amenée à l’écriture ? Les voyages et séjours à l’étranger réalisés avec votre mari?

IH: En fait, j’ai toujours écrit. Voyant mon intérêt pour l’écriture, mon père m’avait conseillé de m’inscrire en hypokhâgne et de tenter le concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure. Mais je ne voulais pas être enseignante. Alors j’ai étudié le droit et les sciences politiques et je suis entrée à l’ENA en même temps que mon mari. J’ai été juge au tribunal administratif de Paris, ce qui était un métier compatible avec ma vie de famille et mon désir d’écrire. Mon premier livre, Célubée, date de 1986 et se passe dans un pays imaginaire. Mes autres livres se situent tous dans un pays où nous avons séjourné. Avant la Suisse, nous avons vécu en Russie (URSS), en Allemagne, en Belgique, aux Etat-Unis (New-York) et en Syrie (de 2006 à 2009). Après la Russie, où j’exerçais les fonctions de conseiller économique et commercial, je me suis mise en disponibilité pour m’occuper de nos enfants et écrire.

VL: Qu’est-ce que le Sultanat, ce pays dont vous décrivez dans votre dernier roman le basculement dans la violence et qui ressemble si fort à la Syrie?

IH: C’est une dictature aux mains d’une famille.

VL: Pourquoi n’avoir pas nommé la Syrie?

IH: L’une des raisons est que, avant Les Couleurs du Sultan à l’automne 2010, j’ai publié Petit Seigneur, conte oriental, se déroulant dans un Sultanat qui ressemblait beaucoup à la Syrie. De façon peut-être prémonitoire, ce roman annonçait de grands bouleversements dans ce Sultanat. Quand la contestation a débuté en Syrie, en mars 2011, beaucoup d’Occidentaux ont cru que Bachar el-Assad, occidentalisé, allait faire des réformes. Leur aveuglement m’a poussée à reprendre l’histoire du Sultanat pour accompagner et soutenir la révolution syrienne. Sur mon blog, j’ai posté un chapitre tous les vendredis à midi, à l’heure où, après la grande prière, les Syriens allaient manifester et se faire tuer. J’ai arrêté mon feuilleton sans l’avoir terminé car j’ai été accaparée par d’autres tâches. J’ai ensuite tout réécrit l’an dernier ici. Le livre est sorti quelques semaines avant la mascarade électorale que constituent les élections présidentielles en Syrie.

VL: On apprend seulement maintenant, grâce au rapport d’une ONG, la destruction systématique des hôpitaux syriens entreprise par le régime Assad, telle que vous l’évoquez dans votre livre. Vous y mentionnez pareillement l’amnistie de votre sultan Mansour à l’égard des prisonniers islamistes, réalisée dans l’espoir que ces islamistes radicaux rejoindraient les rebelles et que cette présence, en brouillant les cartes, persuaderait les Occidentaux que son régime représentait le moindre mal. Est-ce qu’Assad a réellement agi ainsi?

IH: Oui, si Bachar el-Assad a laissé en prison les révolutionnaires modérés, il a amnistié les islamistes, moins dangereux pour lui. Il y a sans aucun doute une collusion entre le régime Assad et le pire des groupes armés jihaddistes aujourd’hui en Syrie -  l’Etat islamique d’Irak et du Levant (EIIL), si violent que même al-Qaïda l’a désavoué (!) . Comment expliquer sinon que ce groupe soit systématiquement épargné par les bombardements du régime ? Il ne faut pas oublier par ailleurs, quand on parle des jihaddistes étrangers en Syrie, que se battent aujourd’hui avec le régime des milices chiites irakiennes, le Hezbollah (Libanais), et des mercenaires étrangers, sans oublier les Gardiens de la Révolution iraniens qui prétendent ne faire que du «conseil» militaire. Assad préfère détruire son pays plutôt que d’accepter le moindre compromis politique. Il n’y a qu’à écouter ses partisans crier : «Assad ou nous brûlons le pays !».

VL: Pourquoi alors prendre la peine d’organiser une élection présidentielle?

IH: Bachar el-Assad éprouve un terrible besoin de légitimité et il pense qu’une légitimité fictive est suffisante. En Occident, lorsque nos idées ne se traduisent pas en actes, elles sont discréditées et qualifiées d’hypocrites. En Syrie, on privilégie les apparences. L’élection présidentielle du 3 juin prochain pourrait relever du plus haut comique s’il n’y avait pas tant de morts. Pour faire croire à la réalité des élections, les moukhabarat (services secrets du régime) ont fait publier un texte très critique sur la page Facebook d’un des deux concurrents dûment agréés par Assad. Le candidat en a, paraît-il, été horrifié.

VL: Pourquoi Assad se donne-t-il tant de mal pour donner une image fausse de sa politique?

IH: Bachar el-Assad ne se destinait pas à la politique mais à la médecine (il a dit qu’il avait choisi l’ophtalmologie parce qu’il n’y avait jamais d’urgence et pas de sang !) ; c’était son frère aîné Bassel qui avait été préparé à la succession de Hafez. A la mort accidentelle de Bassel, Bachar a dû rentrer de Londres, où il travaillait dans un hôpital, et subir une formation politique et militaire accélérée. L’une des explications de sa dérive à la tête du pouvoir est d’ailleurs qu’il n’a pas été élevé pour ça. Il est perçu comme faible, indécis. Il a dû se durcir pour montrer aux autres de quoi il était capable, comme tous les faibles qui en font toujours trop.


VL: Quelle est la part de fiction dans votre roman?

IH: J’ai inventé le personnage de Bassam, directeur de la censure et ami du narrateur qui finit par mourir sous la torture, celui de Salima, la gouvernante du père qui incarne la résistance et le courage du peuple et puis celui du narrateur, enfin pas dans sa totalité car je me suis inspirée d’un proche d’Assad. Au moment où je commençais à me dire que mon narrateur ne pouvait plus soutenir le régime, il s’est trouvé que le personnage réel s’en est dissocié. En conséquence, il a été mis sur la touche tout comme mon narrateur.

VL: Votre livre confirme que le pouvoir corrompt toute personne qui l’exerce…

IH: Oui. Et, on le sait, le pouvoir absolu corrompt absolument. Non seulement Assad est pervers, corrompu, criminel mais la société qui l’entourait était tout aussi corrompue (hantée par les réflexes de courtisanerie, les pots de vin, les malversations etc.).
Quand Bachar el-Assad est arrivé au pouvoir, il s’est présenté comme un réformateur et les gens ont véritablement cru qu’il allait introduire des réformes économiques et sociales. Mais ce n’était qu’un énoncé de bonnes intentions. Je place mes espoirs dans ce qui se passe actuellement en Tunisie. Les Tunisiens, trois ans après leur révolution, ont réussi à adopter un modèle de constitution sans tomber dans la guerre civile. Cela prouve au monde entier qu’il n’y a pas de fatalité de dictature dans le monde arabe. D’autant que la population syrienne est une population éduquée, dont l’élite a souvent été formée à l’étranger (c’est un point commun avec la Tunisie).

VL: Vous ne vous sentez pas menacée?

IH: Les Syriens sont beaucoup plus menacés que moi. Si je réussis à faire comprendre au lecteur comment le système syrien fonctionne et pourquoi on ne peut lui faire confiance, j’aurai rempli ma mission…
La Syrie n’est pas la Libye qui est un pays largement tribal. La Syrie est très proche de l’Europe. Au fond, quelle que soit leur relation à la religion, les Syriens ont des aspirations voisines des nôtres. Je me suis sentie une obligation morale d’être à leurs côtés. A long terme, on fait une erreur colossale en ne les soutenant pas. Ils se replieront alors vers l’islam extrémiste. Ce roman fait appel à la conscience de chacun d’entre nous.

VL: Vous mettez l’accent sur l’inertie de l’ONU (dénommée la Nébuleuse internationale). Les organisations internationales ont-elles encore un sens?

IH: En septembre 2013, Obama a déclaré qu’il allait «punir» la Syrie pour avoir recouru aux armes chimiques contre la population syrienne. Mais son manque de détermination a eu pour conséquence d’affaiblir sa crédibilité. Poutine a proposé un accord sur la destruction des armes chimiques qui arrangeait Obama. Le régime syrien en a conclu qu’il pouvait continuer à tuer s’il n’employait pas ces armes chimiques…  Des barils remplis de TNT continuent d’être lancés sur la population civile, et récemment du gaz chloreux a été utilisé par ses hommes, sans réaction internationale autre que verbale.
Aujourd’hui, l’ONU est inefficace et a de plus le défaut de donner a contrario une certaine légitimité aux dirigeants qui vident le droit international de son sens. On est dans une impasse puisque le droit de veto des cinq membres permanents de son conseil de sécurité empêche toute vraie réforme. La Chine, les Etats-Unis, la Russie, la France et la Grande Bretagne bloqueront toujours toute proposition risquant d’amoindrir leur pouvoir. Il faut inventer autre chose si l’on veut vraiment réformer notre système international.

VL: Vous écrivez «en ce pays, comme en tant d’autres de la région, rien n’est jamais sûr : ni le vrai, ni le faux». Un exemple?

IH: Les gens n’aiment pas dire qu’ils ne savent pas quelque chose. Par exemple, nous attendions nos enfants à l’aéroport de Damas sans savoir si leur avion était arrivé. Lorsque nous avons interrogé le personnel de l’aéroport, personne ne nous a donné la même réponse ! Cette attitude me fait penser au «vranio» pratiqué couramment en Russie. Le vranio est un mensonge que personne ne peut croire mais qui permet de sauver la face. Cela confirme que le principe de non contradiction est un principe purement occidental.

VL: Quelle est l’utilité des réseaux sociaux par rapport aux mouvements de contestation?

IH: Les réseaux sociaux ont été essentiels dans la révolution syrienne. Le soir du vendredi 18 mars, jour où à Damas, pendant la grande prière à la mosquée, les gens se sont levés en criant «liberté, liberté !», je me suis inscrite sur Twitter pour me tenir informée. Certes, l’information sur Twitter est limitée à 140 signes mais c’est suffisant pour indiquer des références à des articles ou pour témoigner, notamment des violences, par le biais des vidéos prises sur place.

VL: Vous remerciez «Michel» à la fin de votre ouvrage pour son «inépuisable exigence». Votre mari ? Vous a-t-il aidé à vous procurer des informations?

IH: Je me tiens plus informée que mon mari sur la situation quotidienne dans ce pays car en tant qu’ambassadeur de France à Berne, il a ses propres occupations. Mais son analyse est irremplaçable. Il a lu et relu mon manuscrit avec beaucoup de patience... et d’exigence. (Fin mai 2014)