→ CHANSON/MUSIQUE

!ÏNOUÏ! 
LE RAVEL NOUVEAU DU TONHALLE-ORCHESTER

ÏNOUÏ Bringuier Paolo Dutto réd

ÏNOUÏ Tonhalle Orchester

ÏNOUÏ Paul Wittgenstein

ÏNOUÏ Ravel Bringuier Wang


LIONEL BRINGUIER 
ET YUJA WANG, 
DÉSORMAIS RÉFÉRENCE

Texte: Nathalie Musardo Sigrist


Ami lecteur, amie lectrice, ouvre grand tes oreilles. Installe-toi confortablement, détends-toi, ferme les yeux... Enfin peut-être un seul si tu veux poursuivre ta lecture. Pour !ÏNOUÏ!, notre chronique de musique classique/jazz, mais pas que, Aux arts etc. te prend par la main et te propose de découvrir des contrées inexplorées. Ça ne fera pas mal et ce sera rien moins que passionnant, émouvant, enrichissant. 

Au fil de l'actualité ou au hasard du coup de cœur totalement subjectif, nous présentons à tes oreilles avides des enregistrements d'œuvres époustouflantes réalisés par des gens admirables, des révélations formidables, des interprétations inégalables. 

Nous te recommandons vivement de cliquer sur les liens en lisant ces lignes, ce sera beaucoup plus parlant.

Et surtout, cours chez ton disquaire tant qu'il existe encore, shoppe en ligne, télécharge ou streame. Allume chaîne Hi-Fi, lecteur MP3, ordinateur, tablette ou smartphone. Équipe-toi d'un bon fauteuil et, dernière recommandation, de haut-parleurs ou d'un casque dignes de tes écoutilles et de ces lieux enchantés où nous t'emmenons.


→ PRINT


Avant l'Avent et son ambiance mêlée de pénitence et de réjouissance, je voulais te parler, cher et chère mélomane, de Kurt Weill, Bertolt Brecht et de leurs œuvres considérées par les Nazis comme dégénérées. Actualité oblige, il sera question dans un prochain !ÏNOUÏ! de cabaret, prostituées, musiques grinçantes et textes immoraux.

Cet automne est sorti en CD un bijou dont les orfèvres sont nos amis de la Tonhalle de Zurich, menés par leur chef Lionel Bringuier. La perle de ce joyau est la pianiste chinoise Yuja Wang. Du haut de leurs 29 ans pour le premier, 28 pour la seconde, ces deux artistes apportent à nos phonothèques un nouvel opus qui entrera dans l'histoire.

COMPLICES AU TEASING
COMME À LA SCÈNE
Pour voir à quel point ils sont sympathiques, regarde ce bêtisier. Mais ne t'inquiète pas, ils sont aussi peu à l'aise dans le teasing qu'ils maîtrisent leur art dans la musique. Et leur complicité, manifeste dans les deux exercices, est une des qualités majeures de cet enregistrement.

S'il est une œuvre pour laquelle il n'est pas difficile de trouver de bonnes versions, c'est bien le Concerto pour piano en sol majeur de Maurice Ravel (1875-1937). Chaque label doit l'avoir à son catalogue, souvent gravé avec le Concerto en ré majeur pour la main gauche. Avec l'aide de mon phonothécaire préféré qui se reconnaîtra, je t'aurais recommandé jusqu'il y a peu ces versions:
- Samson François/André Cluytens
- Pascal Rogé/Charles Dutoit
- Krystian Zimerman/Pierre Boulez
- François-René Duchâble/Michel Plasson
- Hélène Grimaud/David Zinman
- Jean-Yves Thibaudet/Charles Dutoit
- Martha Argerich/Charles Dutoit

MAIS ÇA C'ÉTAIT AVANT.
Sans rien renier au talent de ces maîtres, il faut bien reconnaître que nos petits jeunes apportent une contribution significative à la transmission de l'œuvre de Ravel et c'est tant mieux.

Alors, on écoute? Tu trouveras des courts extraits de ce CD en lien, ou de plus longs dans d'autres versions, mais je te conseille vraiment d'acheter le disque, idéalement dans ce magasin ou celui-là, ou encore en sur Internet.

Les deux concertos sont contemporains (commencés en 1929, créés en 1932) mais très dissemblables. Celui en sol s'ouvre sur une percussion particulière - un fouet qui claque - et continue sur thème primesautier, au piccolo, pendant que ça tricote au piano. Belle entrée en matière, qui continue sur un mouvement éclatant, ce que la clarté de jeu toute française des musiciens et l'excellente prise de son à la Tonhalle servent à merveille.

Sans surprise, on retrouve dans cette pièce tardive synthétisant toutes les influences de Ravel des motifs hispanisants, comme à 0'58 de cette version par Zimerman et Boulez.

COULEURS ORCHESTRALES
Poursuis ton écoute jusqu'à la minute 1'14, puis 1'36Ravel était un orchestrateur génial, sa palette sonore est à proprement parler inouïe. À 1'36 le motif commence au piccolo, est enchaîné à la clarinette, puis à la trompette, mais le tout n'est pas décousu. Et ça ne te rappelle pas un peu Gershwin? Les deux hommes s'admiraient mutuellemenet. Ravel avait entendu sa Rhapsody in blue à New York en 1928, que tu peux entendre ici jouée et dirigée par le beau Bernstein...

Un exemple encore: Piste 1 - Piano Concerto in G, M. 83: 1. Allegramente. Mais si Ravel lorgne vers le jazz, la structure de ce concerto est tout à fait classique: il s'agit, comme dans les œuvres de Mozart ou Beethoven, d'une forme sonate - si tu veux briller dans les salons - dont nous venons d'entendre le second sujet. 

CONCERTO POUR DEUX MAINS, OU PLUS?
Après tout un développement dont je te passe la théorie, ce second sujet est repris dans la cadence. La main droite fait de longs trilles gracieux et rêveurs pendant que la main gauche court en arpèges sur le clavier. Mais ce n'est pas tout: cette dernière garde un pouce agile pour faire chanter en filigrane la mélodie du sujet entendu au début. Il me faudrait 4 ou 5 mains et autant de cerveaux pour pouvoir placer toutes ces notes! Mais Krystian Zimerman semble, à la minute 6'12, jouer cela les doigts dans le nez...

Une gamme descendante qui sonne comme une blague conclut toute cette agitation, arrive alors le fameux mouvement lent, d'ambiance très mozartienne. Cela commence comme une valse, tu entends un «oum pa pa» à la basse, puis une lente mélodie, ternaire elle aussi, mais qui s'étire, diluée, et ne semble pas vouloir se ranger dans les jalons de la main gauche. C'est délicieusement troublant. Clique sur la petite flèche sous Piste 2 - 2. Adagio assai.

Cette atmosphère de Pavane pour une infante défunte continue pendant quelques minutes, jusqu'à l'entrée de la flûte, déchirante et pourtant pas surprenante, le piano ayant porté la tension jusqu'à ce moment propice pour faire entrer l'orchestre. Écoute Martha Argerich (ici avec Abbado en 1967) à partir de 2'14, tu pourras même suivre avec la partition. Les deux portées du haut sont la partie de piano, la réduction d'orchestre occupant les deux du bas.

«J'AI FAIT CETTE PHRASE MESURE PAR MESURE ET J'AI FAILLI EN CREVER!»
Cette longue mélopée semble avoir été écrite d'un seul jet, alors que Ravel, méticuleux et perfectionniste, a bien transpiré sur ce mouvement. Il évoque la composition laborieuse de cette phrase qui coule en ces mots: «Qui coule? Mais je l'ai faite mesure par mesure et j'ai failli en crever!» 

Il en va de même pour l'interprétation: nous ne sommes pas ici dans des difficultés techniques extrêmes, comme dans les autres mouvements ou le Concerto pour la main gauche, mais réussir à bien chanter cette ligne fluide, en faire «quelque chose» n'est pas si aisé. Comme le dit la dédicataire Marguerite Long dans ses mémoires (Au piano avec Maurice Ravel, Julliard, 1971): «Une fois respectées les indications précises qui n'y manquent pas, c'est à son cœur qu'il faut demander conseil.» Cet aphorisme est valable pour les arts en général, mais il est particulièrement révélateur de l'esthétique ravélienne, que le compositeur décrivait et revendiquait en citant Egdar Poe: «le point à égale distance de la sensibilité et de l'intelligence».

LE TEMPO ABSOLU
Quelques mots enfin sur le tempo: si tu écoutes le début de chaque version, tu te rendras compte qu'il n'y a pas vraiment de juste ou de faux. Entre la conduite de la phrase, le calme que l'on arrive à dégager dans le jeu tant au piano qu'à l'orchestre, l'acoustique de la salle, il faut trouver, avec sa tête, ses doigts et ses tripes, le juste milieu.
-
Yuja Wang: Piste 2 
Samson François à 7'45
Martha Argerich avec Abbado
- Pascal Rogé
- Krystian Zimerman
- François-René Duchâble
- Jean-Yves Thibaudet: Piste 9
- Hélène Grimaud, ici avec le London Symphony Orchestra et Bernhard Haitink


Allez, j'abrège un peu. Mais on pourrait parler de cette musique, et l'écouter surtout, pendant des heures! Le troisième mouvement est un rondo assez furieux: la petite flèche sous Piste 3 - 3. Presto. Alors que certains pianistes associent les concertos de Ravel à Gaspard de la nuit pour son côté obscur, au concerto de Gershwin ou à d'autres œuvres pour piano de Ravel,
Yuja Wang intègre à cet enregistrement, comme pour calmer un peu le jeu, la Ballade de Fauré (avec qui Ravel a étudié)dans sa version originale pour piano seul. Piste 4 - Ballade in F Sharp, Op. 19.

LÀ, ÇA VA ÊTRE MOINS RIGOLO,
et tu m'en vois navrée. Paul Wittgenstein, pianiste autrichien, avait perdu son bras droit pendant la Grande guerre, comme tu le vois sur la photo. Ça c'est pour la mauvaise nouvelle. La bonne, c'est qu'il venait d'une famille immensément riche et qu'il a pu se permettre de commander des œuvres pour la main gauche à de grands noms comme Richard Strauss, Korngold, Britten, Hindemith, Prokofiev, et donc Ravel. Tu peux entendre le pianiste dans un enregistrement de 1937.

Regardons ce que Marguerite Long dit du célèbre concerto: «Tout ici est grandiose, monumental, à l'échelle des horizons flamboyants, des monstrueux holocaustes où se consument les corps et s'engloutit l'esprit, des vastes troupeaux humains grimaçant de souffrance et d'angoisse. Et cette fresque colossale, aux dimensions d'un univers calciné, ce sont les cinq doigts de la main senestre, reine des mauvais présages, qui vont en brosser les âpres reliefs.»

CLAIR-OBSCUR
Cette œuvre d'un romantisme noir, gothique, possédant archaïsmes, tournures modales mais aussi passages jazzy, est le faux jumeau du Concerto en sol. Une prise de son trop cotonneuse ou un jeu trop sombre rendraient le tout incompréhensible, mais c'est exactement le contraire qui se passe sous la direction de Lionel Bringuier. Dans cette interprétation, au-delà de l'intelligence et de la sensibilité des interprètes chères à Edgar Poe, auxquelles s'ajoute la fusion entre le piano et l'orchestre, c'est finalement leur jeu limpide qui sert autant la brillance du premier concerto que l'obscurité du second. 

Voici la fin du Concerto pour la main gauche, où tu verras que la main droite de notre pianiste lui est tout de même utile pour changer de page sur sa tablette!

Et là encore, une version filmée, parce que c'est fascinant, avec une autre jeunette, Hélène Tysman, l'Orchester der Hochschule für Musik FRANZ LISZT Weimar et Nicolás Pasquet.

Maurice Ravel:
- Piano Concerto in G major
- Piano Concerto in D major for the left hand
Gabriel Fauré:
Ballade op. 19
Yuja Wang, piano
Tonhalle-Orchester Zürich
Lionel Bringuier
Deutsche Grammophon