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AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE «VERBE»

Das wort 280

Deux expositions sur la Réforme sont à voir actuellement à Zurich au Strauhof (Das Wort) et au Musée National (Dieu et les images).

Elles sont complémentaires et abordent avec des moyens différents certains des aspects liés à la Réforme à Zurich.

L'exposition du Strauhof dure jusqu'au 25 mai 2018. Nous lui consacrerons bientôt un article. En attendant, voici quelques questions posées à l'une des spécialistes, intervenant dans l'exposition, Dr. Francisca Loetz, professeure d'histoire moderne à l'Université de Zurich. Loetz Kirchengesangbuch ZH 1598 Deckblatt 1 280Une impression du psautier chanté à partir de 1598.
Loetz Kirchengesangbuch ZH 1598 7 280


LA RÉFORME EST UN PROCESSUS LONG

Questions: Sandrine Charlot Zinsli


Quelques questions à Francisca Loetz, professeure d’histoire moderne à l’Université de Zurich. Elle intervient dans l’exposition du Strauhof en tant qu'experte. Nous qui ne sommes pas spécialistes de la Réforme, ses propos nous avaient semblé intéressants, en voici une partie en français.

L'exposition du Strauhof: «Das Wort» dure jusqu'au 25 mai 2018. Elle s'inscrit dans le cadre du projet ZH-Reformation. Le rez-de-chaussée aborde des éléments historiques, les thèses de la disputation, le point de vue des historiens, l'importance de la parole orale, tandis que le premier étage s'interroge sur l'actualité du verbe ou de la parole en nous proposant une liste de mots qui font sens aujourd'hui. La question posée par l'exposition? Quels sont les mots qui changent le monde aujourd'hui? En savoir plus


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SCZ: «AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE «VERBE», cette citation tirée de l’évangile selon Jean est fréquemment citée en lien avec la Réforme en Europe. Qu’en pensez-vous?

FL: Par verbe ou parole, on sous-entend généralement la parole des théologiens, les imprimés ou les décisions de l’État et de l’Église. Ceci étant, il s’agit là toutefois d’une perspective prenant uniquement en compte l’histoire événementielle et ecclésiastique. En tant qu’historienne de la culture et de la société, il me semble important de préciser que DIFFÉRENTS TYPES DE PAROLES JOUENT UN RÔLE CENTRAL POUR LA RÉFORME.
Lorsque l’on évoque le verbe ou la parole, on ne se réfère pas seulement à la parole imprimée, mais aussi à la parole manuscrite, annoncée, illustrée par des images imprimées, lue à haute voix, chantée, colportée, provocatrice ou encore à celle qui fait débat au-delà de formelles disputes religieuses. Bref, dans une culture, qui fait la part belle à la communication orale et qui souligne l’importance des situations et des lieux dans lesquels elle prend place, il faut toujours considérer l’écrit en lien avec l’oral.

Les sermons publiés ne correspondent pas à la parole prêchée, mais sont des textes peaufinés à l´intention de lecteurs enracinés dans une culture orale. Nous ne savons donc pas mot par mot ce que les pasteurs ont prêché. Ce que nous savons, c´est que la prédication EN LANGUE VERNACULAIRE était UNE PAROLE AUDIBLE, placée au centre du service. Ceci n’était pas le cas avant puisque plusieurs messes étaient célébrées en même temps. Les fidèles étaient libre de se déplacer dans l’espace, il n’y avait pas de bancs pour s’asseoir. Plusieurs voix de prêtres se superposaient, chantant ou disant la liturgie (et non la prédication) en latin. Cela devait être une litanie assez incompréhensible. Avec la Réforme, il n’y a plus qu’un service, la liturgie est dite en allemand, les fidèles peuvent s’asseoir. Pour une meilleure acoustique, la chaire se voit attribuer un abat-voix, le prédicateur se trouve désormais au centre, et on peut donc l’entendre. La parole devient audible et invite au recueillement.
Autre élément très important, la Bible est traduite dans UN ALLEMAND COMPRÉHENSIBLE par les contemporains. À la différence des versions en allemand datant de la fin du Moyen-Ȃge qui se basaient sur la traduction de la Bible en latin, les traductions protestantes de la Bible se basent elles sur les versions en hébreu et en grec. Qui plus est, au lieu d´imiter le latin et de produire ainsi une version allemande étrange pour les contemporains, Zwingli, Luther et leurs collègues qui les ont accompagnés dans cette aventure linguistique ont une autre conception de la traduction. Ils cherchent à rendre la Bible compréhensible pour faire passer le message protestant.

LA PAROLE CHANTÉE joue également un très grand rôle même si Huldrych Zwingli l'a banni du service religieux. En effet, en dehors du culte, de nombreux chants religieux continuent d'être chantés. Après l'introduction du psautier pour le culte à la fin du 16e siècle, les chorales apparaissent d’ailleurs progressivement dans les églises à cette époque et y prennent une place de plus en plus importante.

SCZ: Un autre lieu commun affirme: «PAS DE RÉFORME SANS IMPRIMERIE». Vous semblez ajouter: «PAS D'IMPRIMERIE SANS RÉFORME».

FL: Les imprimeurs ont considérablement profité de la décision des théologiens d’avoir recours à des disputes publiques. Et comme, pour les croyants de l’époque, la question existentielle était de savoir comment les pécheurs qu’ils étaient pouvaient échapper à l’enfer après la mort, il y a avait aussi de la part des laïcs une GROSSE DEMANDE D'IMPRIMÉS à contenu théologique.

SCZ: Est-il possible de dater la Réforme à Zurich? Doit-on en fixer le début à 1519 avec l’arrivée de Zwingli au Grossmunster? Ou doit-on plutôt retenir 1522 et le célèbre épisode des saucisses? Ou bien 1523 et la dispute zurichoise? Ou enfin 1525 et la suppression de la messe catholique?

FL: La réforme n’est pas un événement tombé du ciel, mais consiste bel et bien en un PROCESSUS. Les chercheurs anglo-saxons utilisent l’expression de «longue réformation». Sa datation historique est dépendante de la perception qu’en avaient ses contemporains, mais aussi de la réception changeante que lui ont accordée la postérité avec le recul historique. Ce que l’on peut dire, c’est que ce processus a marqué non seulement les théologiens et les magistrats, mais aussi les croyants dans leurs pratiques religieuses. Sans prendre en compte les scissions théologiques et les polémiques ou les conflits politico-religieux, n’oublions pas qu’en pratique, pour les croyants, les confessions n’étaient pas si clairement séparées l’une de l’autre. Il pouvait arriver ainsi que des Zurichois, réformés donc, fassent à la campagne baptiser leurs enfants par un prêtre catholique si le pasteur demeurait trop loin. Il leur arrivait de chanter au cours du culte des chants d’origine catholique ou même anabaptiste. La Réforme à Zurich ce n’est donc pas seulement 1519, elle s’étend jusqu’au 17ème siècle et, comme ailleurs en Europe, il s’agit d’un processus. Zwingli conserve par exemple les fêtes de Marie, son successeur Bullinger plaide pour que soit gardé la salutation angélique, c’est-à-dire l’Ave Maria catholique, jusqu’à ce que les communes l’abandonnent d’elles-mêmes après quelques générations. De même, bien que les Saints aient été supprimés par la Réforme théologique, la lecture des mandats sur les mœurs* montre qu’ils étaient encore bien présents dans les conversations, et ce jusqu’au 17ème siècle.

Enfin, si, en termes politico-ecclésiastiques, on peut parler d’une Confédération bi-confessionnelle avec d’un côté les Catholiques  Romains et de l’autre les Calvinistes ou adeptes de Zwingli, dans la pratique des laïcs, les lignes de séparation ne sont pas toujours si claires.

(28/02/2018- SCZ)

*Les mandats sur les mœurs sont des prescriptions officielles émises entre le 14ème et le 18ème siècle par lesquelles on cherchait à moraliser divers aspects de la vie quotidienne. Source: Dictionnaire historique de la Suisse.