→ CINÉMA
JEUNE FEMME
IMPULSIVITÉ, IMPRÉVISIBILITÉ, FRAGILITÉ... UNE PROUESSE
Texte: Valérie Lobsiger
JEUNE FEMME, UN FILM DE LEONOR SERRAILLE (France,Belgique, 2017, 97 mn)
sur les écrans suisses alémaniques à partir du 26 avril 2018
Caméra d’or, prix du meilleur premier film, au Festival de Cannes 2017
SI LE THÈME DU FILM, L’AFRANCHISSEMENT D’UNE FEMME, est classique, son traitement l’est moins. C’est qu’il reflète résolument une époque, la nôtre, du moins de par nos contrées. Aujourd’hui certes, l’image de la femme-enfant séductrice, objet sexuel (cf «Et Dieu…créa la femme», 1956) a vécu. Mais cela signifie-t-il pour autant qu’en adolescente rebelle, on va forcément perdre ses illusions en passant sans transition à l’âge adulte (cf «Fish Tank», 2009) ou qu’on doive se forcer à jouer les femmes fortes en se battant comme des hommes (cf «Hunger Games», 2012)? Ici l’héroïne, Paula, 31 ans (Laetitia Dosch, qui crève l’écran), ne semble jamais avoir réellement éprouvé le besoin de grandir. Dès la première image, le spectateur se trouve placé dans sa peau et ça fait mal. Elle est violemment en train de se cogner la tête à une porte close. C’est qu’après dix ans de relation stable, Joachim (Grégoire Monsaingeon), photographe célèbre, vient de la jeter hors son luxueux appartement parisien. «Je ne suis pas responsable de toi» lui lance-t-il pour toute explication lorsque, peu après, elle revient à la charge à l’interphone. Sa logorrhée face au médecin urgentiste de l’hôpital auquel, front saignant, elle a été amenée, émeut. Paula exprime sa souffrance en gueulant («il m’a peut-être immortalisée dans ses photos mais je m’en fous, je veux être mortelle!»). Son discours peut bien être incontrôlé et puéril, il n’en soulage pas moins (réjouit?) le spectateur qui lui aussi ne demande pas mieux que de se sentir vivant. Paula gémit comme un enfant détrôné: «j’étais tout pour lui, maintenant je ne suis plus rien». Quand, à bout de griefs, elle lance un pathétique «il a même emporté mon joli réveil que j’avais gagné dans un concours», on a envie de la prendre dans nos bras pour la consoler, tellement on s’est déjà attaché à elle. Toute son impulsivité, son imprévisibilité, sa fragilité, mais aussi sa bouillonnante énergie nous ont sauté aux yeux en à peine cinq minutes: une prouesse.
UN FILM D’UN BOUT A L’AUTRE REJOUISSANT. La caméra suit Paula dans tous ses errements, tout en nous offrant aussi des raccourcis saisissants. On déguste, entre autres, la prestation tragicomique de Paula lors d’une interview pour décrocher le job intermittent de vendeuse au «Bar à culottes» (!) d’une galerie commerciale. Source d’un autre grand plaisir dans ce film, les dialogues percutent («Tu as pleuré, ça me touche» lui dit un type qui l’a ramassée dans la rue et s’apprête à la peloter. Ce à quoi elle répond du tac au tac: «Tu sais quoi? Touche-toi!», avant de se barrer). La satire sociale n’est jamais loin non plus (cf ce travesti qui fait des peintures «avec le sang des gens qui ont le SIDA», la façon dont Paula, tombée pourtant bien bas, se permet d’aborder un Noir cravaté, très chic, en critiquant sa tenue vestimentaire, ou bien encore cette mère divorcée qui avoue n’avoir pas trop aimé son mari, «mais beaucoup son appartement»). On n’oublie jamais non plus qu’on est à Paris, au cœur d’un monde compétitif qui n’a que faire des losers («si je te dis challenge, ça te dit quoi?» lui demande la pourvoyeuse d’emploi) et dans lequel les gens sont constamment incités au dépassement. Se dépasser? C’est ce que va faire Paula, mais à sa façon («pas de place à Paris pour l’imagination, y a trop d’argent» grogne-t-elle).
ON CRAINT LA DERIVE DE L’HEROÏNE, et celle du film avec, mais il n’en sera rien car cette fille, décidément surprenante, est pleine de ressources. On éprouve là aussi une grande joie à suivre ses pérégrinations. Si elle est certes capable de mentir (quand dans le métro, une fille prétend reconnaître en elle une amie de classe (galvanisante Léonie Simaga) et va l’aider à ce titre, ou quand elle raconte qu’elle est étudiante en art pour décrocher un job de baby-sitter avec chambre de bonne à l’étage), c’est parce qu’elle a beaucoup d’imagination et sait faire preuve d’un grand sens de l’adaptation. Dame, il faut bien vivre! Que celui qui n’a jamais «gonflé» son CV ou raconté des salades lors d’une présentation professionnelle lui jette la première pierre. Comme le dit la réalisatrice, «quand on n’a plus rien, le moindre acte est un dépassement de soi». D’où l’impression d’assister, l’une après l’autre, à des performances de Paula, révélant autant de facettes d’un personnage haut en couleurs mais toujours authentique (Paula-baby sitter inventant mille jeux pour distraire une enfant boudeuse par trop raisonnable, Paula en boîte de nuit, tour à tour séductrice puis distante, Paula régressant face à sa mère, bras et jambes enroulés à la rampe d’escalier pour empêcher celle-ci de la chasser, etc.). La fin accouche d’une femme adulte qui n’a plus grand-chose à voir avec celle du début, mais qui n’a cependant perdu ni dignité, ni combativité, ni joie de vivre.
VL 10.04.18