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ÉDOUARD LOUIS DE PASSAGE

lOUIS 280 Photo Roland Shaw

edouard louis


UNE BONNE RÉVOLUTION!

Texte: Rafaël Newman


C'était jeudi 8 février 2019 au Kaufleuten qui annonçait:

«Der literarischste Kämpfer Frankreichs mit seinem neuen Buch»

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A propos de l'auteur de la chronique: Rafaël Newman est né à Montréal et a étudié la littérature classique et comparée à Toronto, Berlin et Princeton.
Il vit à Zurich depuis plus de vingt ans et travaille à Zurich et à Lugano.


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«QUITE A CRUISY EVENING,» dit mon copain en entrant dans la salle du Kaufleuten, illuminée en rose et bourrée du beau monde, déjà une petite heure avant le début de cette soirée avec Edouard Louis. Et c’est vrai, on a l’impression que le tout Zürich gay est venu entendre le jeune activiste littéraire français, qui néanmoins a un message pour nous tous, tous sexes, orientations sexuelles et provenances culturelles confondus (et un message non pas seulement non plus pour Emmanuel Macron, même si lui, Edouard Louis, se trouverait dans le monde germanophone perçu comme porte-parole des gilets jaunes).

LA FIN D'UN MYTHE?
L’auteur veut qu’on se demande pourquoi un mythe si précaire et si farfelu que celui de la supériorité du sexe masculin a pu se maintenir aussi longtemps, et pourquoi il perdure encore de nos jours – face au mouvement #MeToo; face aux faillites d’une politique dominée par les acteurs mâles et vouée encore et encore à l’échec sanglant sur les champs de bataille, voire à la bourse; mais surtout face à la simple preuve personnelle dont chacune et chacun d’entre nous a été témoin (et Louis cite son propre père, sujet de son dernier livre, «Qui a tué mon père», comme symbole de tous nos géniteurs) en voyant les hommes dans sa vie pleurer, montrer leurs faiblesses - ô combien humaines, ou bien faire preuve d’une cruauté et d’une amoralité irréconciliables avec les aspirations d’une mythologie patriarcale.

PARTAGER LE MONDE
Sa prescription? Comme il affectionne le genre autobiographique et se sert de ses propres expériences pour en construire ses romans (même s’il nous raconte qu’il a voulu donner au dernier livre le sous-titre, voire prédicat «Une chanson» – d’amour à son papa, d’ailleurs – mais que son agent lui l’avait interdit, pour ne pas gâcher les chiffres de vente); et que, en tant que personne de gauche profondément attachée à la liberté personnelle, il est assez facile d’imaginer que Louis nous conseillerait d’examiner nos vies quotidiennes et de les assujettir à une critique informée par le fait qu’on partage le monde avec des millions et des millions d’autres sujets singuliers et distincts, pour reprendre un mot-clé de Pierre Bourdieu, un de ses penseurs préférés – et que le partage est d’une importance éminente, soit matériellement, à travers les impôts, soit politiquement, en dialogue (sauf qu’il refuse de se faire instrumentaliser par une presse paresseuse, qui veut le mettre en scène dans les «débats» avec des homophobes et des acteurs de l’extrême droite, alors qu’il estime que l’égalité des sexes et les droits des homosexuel[le]s ne sont pas des propos à débattre, mais des faits à défendre, et à accepter: «We’re here, we’re queer, get used to it»).

QUELLE DÉMOCRATIE DEMAIN?
Et en répondant à la question posée par le modérateur Martin Ebel, qui mène la discussion avec une sérénité admirable, sur ce qu’il pense de la démocratie directe suisse, Louis, qui se plaint du manque de politique dans une scène «politique» dominée par les technocrates, cite Jacques Derrida, évoquant une démocratie inachevée, une démocratie de demain.

LES MOTS DU PÈRE
Pour arrondir la soirée Louis nous lit la fin de son dernier livre (les extraits de la traduction sont présentés habilement par Sebastian Arenas), une scène de réconciliation entre le jeune auteur et son père, à peine la cinquantaine mais déjà «broyé» et «ruiné» par le travail d’usine: son père, qui avait rejeté son fils gay pendant sa jeunesse mais qui est maintenant fier de sa célébrité, qui achète ses livres et qui aimerait même savoir s’il a un copain, demande à Louis s’il est toujours actif dans les mouvements radicaux de gauche. Oui, lui répond son fils, même plus qu’avant. C’est bien, approuve le père; car ce qu’il faudrait de nos jours, c’est «une bonne révolution».  

Rafaël Newman - 08/02/2019