→ LIVRES/IDÉES

LA TOUR EIFFEL VOIT ROUGE

jonone1 280

jonone2 280

jonone3 280Photos © Cybèle Zinsli


2019, L'ANNÉE DES FAKE NEWS

Texte: Corinne Roy


Et si ... et si...

Comment sauvegarder la Tour Eiffel? En lançant une souscription? En la végétalisant?

Corinne Roy nous livre ici une nouvelle pleine de rebondissements en cette année 2019, l'année des fake news!

La nouvelle en PDF ici.


→ PRINT


Finis, les kangourous! Jean-Louis avait à peine réagi au titre répété en boucle par la radio. Certes, la nouvelle tombée ce 20 février 2019 était de taille: victime du réchauffement climatique, l’Australie venait d’être rayée de la carte en quelques heures.

C’était la confirmation de l’inéluctable: l’humanité avait réussi à bousiller la planète, bravo! A 60 ans juste passés, Jean-Louis entendait se distancier de tout ça et centrer son attention sur *Arthos, sa jeune «start-up» qui sauvait les châteaux.
Assis seul dans sa cuisine, comme souvent, il feuilletait les dossiers des différents châteaux candidats à une second vie. Le sauvetage des monuments en péril français par l’émission d’actions, c’était son idée. La nouvelle formule rencontrait un vrai succès: lors de la dernière souscription, plus de 11.000 amateurs de vieilles pierres, issus de 115 pays différents, avaient répondu présents. Et étaient tous devenus co-châtelains du monument.
Mais sauvegarder un tas de ferraille, ça, il ne s’y attendait pas. Pourtant, l’attaché du ministère de la culture qui venait de le contacter était formel. La Tour Eiffel venait d’être mise sur la liste rouge des monuments à sauver. L’économie française éprouvait actuellement des difficultés à se fournir en fer: son premier fournisseur venait précisément de disparaitre sous les flots et son deuxième approvisionneur – le Brésil – refusait depuis des mois de lui livrer le moindre gramme, à la suite d’un conflit diplomatique mélangeant football, Amazonie et propos sexistes.

Toujours selon le haut fonctionnaire, l’industrie sidérurgique commençait à s’intéresser de près aux 7300 tonnes de fer du célèbre monument. Si son lobby parvenait à ses fins, à force de pressions sur le ministère de l’économie, on pouvait s’attendre à des remous. Les Parisiens descendraient dans la rue. Et que dire des millions de touristes étrangers qui traversaient le globe afin de se selfiser devant la grande pyramide métallique? Ils n’avaient pas trop bronché pour Notre Dame. Mais au deuxième monument enlevé, n’allaient-ils pas bouder la France et tarir l’excédent si précieux de notre balance touristique?
C’est là que le gouvernement comptait sur Jean-Louis: il fallait «sauver» la Dame de fer des prédateurs en lançant une souscription d’actions. Les nouveaux actionnaires, issus du peuple, la protégeraient. Généreux, ils donneraient les fonds levés aux entreprises menacées, les invitant ainsi à ne plus lorgner sur le fer tour-eifeilien.
C’est gagné d’avance, pensa Jean-Louis. Rien à voir avec son dernier projet, un château fort adossé au village de Tiégut-Tuviers, dont il ne restait qu’un mur et une tour. A 50 euros la part, les actionnaires ne s’étaient pas bousculés.

Pour la Miss Eiffel, il fallait au moins récolter 1 million d’euros, soit trouver 20.000 actionnaires. Pour rendre l’affaire plus séduisante, l’offre fut exclusivement faite aux habitants du 7ième. La souscription fut lancée sur un mois. Aux conditions habituelles: une seule action par personne, au prix de 50 euros.
Ce fut effectivement un raz de marée: Le 31 mars 2019, 130 ans exactement après son inauguration, 5 millions d’euros étaient aux pieds du grand monument. Quelques 100.000 personnes avaient répondu à l’appel.

Ah, les habitants du 7ième, on pouvait compter sur eux! se réjouit Jean-Louis. Pas étonnant, ils étaient plutôt aisés, et la Tour Eiffel, c’était leur emblème, estima le fondateur d’Arthos. Il écrivit un message de félicitations au maire de l’arrondissement. Celui-ci lui répondit en s’étonnant: comment se pouvait-il que 100.000 habitants du 7ieme aient participé à la levée de fonds alors que la population de l’arrondissement dépassait péniblement les 52.000 personnes?
Un peu agacé, Jean-Louis chargea son comptable de vérifier les paiements encaissés. Il fallut se rendre à l’évidence: beaucoup de personnes avaient donné une fausse adresse dans le 7ième afin de pouvoir participer à l’offre exceptionnelle. Rien qu’au 57 de la rue Cler, un petit immeuble de 2 étages, on recensait désormais 250 actionnaires de la Tour Eiffel!
Bah, c’était sans doute des habitants d’autres arrondissements frustrés de n’avoir pas pu participer, conclut Jean-Louis pour qui l’essentiel était ailleurs: tout le monde avait payé et l’argent était là!

Le gouvernement se dit ravi du succès rencontré mais estima peu raisonnable de donner toute la manne récoltée à l’industrie métallurgique. Les autres secteurs industriels du pays n’allaient-ils pas bientôt exiger de semblables faveurs? On trancha, au plus haut niveau, pour un don de 3 millions.
Avec les 2 millions restant à disposition, que faire? Jean-Louis laissa son cerveau dériver.

Mettre la clé sous la porte et s’enfuir avec le pactole en Amérique latine? Trop d’insécurité!
Rebâtir de fond en comble le château de Tiégut-Tuviers? Mais non, la population locale était trop attachée à ses ruines… Répartir la somme sur les 1500 monuments en péril de France? Cela ferait 1300 euros par projet, bien trop peu! Donner tout le magot à Notre-Dame? Non, ras le clocher, de Notre-Dame… Garder l’argent pour la grosse fête qui célébrera en 2039 les 150 ans des 2,5 millions de rivets de la Tour Eiffel?
C’était dans 20 ans, bien trop loin, au rythme où les continents disparaissent…

Oui, le réchauffement climatique, voilà la piste à suivre. La végétalisation était à la mode. Paris se devait d’être à l’avant-garde avec une Tour Eiffel bien verte, enrobée de milliers de plantes grimpantes et quelques mares de grenouilles coassant à chacun de ses étages. Voilà comment utiliser joliment la besace de millions!

Jean-Louis aimait les décisions rapides. Il se leva d’un bond pour en parler à l’attaché culturel. Celui-ci ne répondant pas, il laissa un message. Cinq minutes plus tard, son téléphone sonna: une voix de femme inconnue, avec un accent étranger, dit vouloir l’informer des deux objectifs de la Chine pour la prochaine décennie: devenir le leader mondial en matière d’écologie. Et détrôner la France comme leader du tourisme mondial. Et moi, je m’en fous, pensa Jean Louis qui se demandait bien quelle sorte de produit on essayait ainsi de lui vendre.
 
«En conséquence, ce sera pour le 20 septembre prochain.  L’enlèvement de la Tour se fera par voie aérienne et de nuit. Silencieusement grâce à notre engin spatial Yutu», continua la voix. Et d’ajouter: «Les aménagements de la place Tian’anmen sont déjà réalisés, la place est plus que suffisante. Et nous travaillerons rapidement à votre idée de verdure, qui est totalement en harmonie avec le premier objectif du parti! Mais avant, nous nous permettrons de la repeindre en rouge, qui est sa couleur d’origine, comme vous le savez!»

Jean-Louis ne s’étonna pas que son interlocutrice connaisse déjà son projet écologique: depuis longtemps, il avait le sentiment d’être espionné par son portable. Il murmura simplement: «Mais qu’est-ce que vous racontez?».

«Mais enfin!» reprit la voix, d’un ton professoral, «Seuls 25.000 habitants du 7ième ont financé votre projet. Les 75.000 actionnaires en plus, c’est nous! Concrètement, nous avons 75% du capital et cette tour nous appartient. Notre président souhaite qu’elle soit en place pour le 1er octobre prochain, date à laquelle nous commémorerons les 70 ans de notre grande République populaire.»

Jean-Louis s’écroula sur un fauteuil. Ces sacrés actionnaires fantômes du 7ième! Il aurait dû se méfier, informer le gouvernement ou les médias.

Les jeux étaient faits. Rien ne pouvait arrêter juridiquement l’opération. Que faire? Alerter le ministère de l’armée pour que celui-ci entoure la Tour Eiffel de missiles haute portée, quitte à déclencher une guerre mondiale? Rameuter les habitants du 7ième pour qu’ils s’enchaînent à tous les étages du monument pour intimider les Chinois? Se jeter personnellement du sommet pour montrer sa bonne foi?
 
Reposant son téléphone sur la table, le fondateur d’Arthos reprit son calme et balaya ces options. Il laissa le temps s’étirer, en buvant un café et conclut que la meilleure solution était …de s’amuser un peu. Maintenant. Il prit son ordinateur, son téléphone et appela la Maison Blanche à Washington. Finalement, il aboutit au Cabinet du Président américain: «Cela vous dirait de montrer aux Chinois et au monde entier que votre pays est toujours le plus puissant du monde? J’ai une proposition à vous faire mais cela urge un peu. Il faut faire ça dans les trois jours. Oui, avant le 20 septembre. Mais croyez-moi, ça va être drôlement sympa…. Et très spectaculaire!»
(Corinne Roy _ 2019)