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QUEL «MONDE D'APRÈS» POUR LES CONCERTS?

jonone1 280«Reprendre contact avec le monde»
Photo Pascal Sigrist

Quel monde daprès Weiss jemand wie
«Est-ce que quelqu'un sait comment cela va continuer?»
Photo Pascal Sigrist

Quel monde daprès Csárdásfürstin 1«Sais-tu combien de temps la terre tournera encore, s'il ne sera pas trop tard demain?»
Photo T+T Fotografie pour l'Opernhaus Zürich

Quel monde daprès Csárdásfürstin 2«Là où l'on danse et embrasse et rit, je me moque de la misère du monde»
Photo T+T Fotografie pour l'Opernhaus Zürich


POUR UNE SAISON CULTURELLE CORONA-COMPATIBLE, RESPONSABLE, ENTHOUSIASTE ET SOLIDAIRE

Texte: Nathalie Musardo Sigrist


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Passés le confinement, le déconfinement, les vacances d'été plus ou moins locales, la rentrée, des vacances d'automne également bien raisonnables, serions-nous maintenant arrivés dans le «monde d'après»? Ou alors avons-nous rebroussé chemin et atteint un «retour à l'anormal»? Ou peut-être nous sommes-nous perdus dans le brouillard de cette interminable zone grise – «nach der Welle ist vor der Welle?»

On nous l'a dit, il faut désormais apprendre à vivre avec le virus. Si l'on ne doit pas s'attendre de sitôt à une reprise économique, peut-on se permettre, en cet automne frugal en matière de sorties et divertissements, d'étancher notre soif de superflu et espérer une relative reprise culturelle? Et quelle est l'intensité de cette soif?

PUBLIC PAS TOUJOURS AU RENDEZ-VOUS

Force est de constater que chez une partie du public, elle n'est pas inextinguible. Dans cette étude de l'Œil du Public commanditée en septembre par l'Office fédéral de la culture, il ressort que «42% des Suisses et Suissesses s'imaginent reprendre leurs sorties culturelles seulement en 2021», et 33% ne veulent pas les reprendre «tant que la crise ne sera pas complètement terminée».

(Soupir...)

Du côté des acteurs culturels, faut-il suivre un Vincent Dedienne interviewé par Europe 1, pour qui il est hors de question de jouer masqué devant un public masqué, de «faire rentrer le virus dans nos vies, dans nos façons de penser, même dans nos façons de faire du théâtre»? «Il faut lui faire la gueule. Je me dis que c'est un accident et que si on commence à l'intégrer dans nos perspectives on va s'en faire un meilleur ami.» Sans aller – à l'instar du moine Christian de Chergé assassiné en 1996 à Tibhirine – jusqu'à faire de ce virus un bourreau pardonné, un ami de la dernière minute, faut-il vraiment le bouder, le dénier à ce point?

REFUS DU COMPROMIS

Les raisons de ce refus peuvent être éthiques (pas de compromis artistiques), économiques (le Metropolitan Opera de New York annule tout simplement l'ensemble de sa saison 2020-21 et ajoute encore aux millions de nouveaux chômeurs américains), ou sécuritaires (tant de la part des organisateurs que du public). Mais se priver de sorties ne reviendrait-t-il pas à s'infliger une double peine, dans ce contexte anxiogène et déprimant? Et n'est-ce pas le fond de commerce des artistes que d'être créatifs, se réinventer, proposer de nouvelles idées face aux défis que leur posent les circonstances?

#SUMMEROFLIVE

Ainsi, à Zurich, le Moods par exemple a consacré sa pause d'été à des concerts live d'artistes principalement suisses en petite formation, et installé son public sur des canapés bien espacés. Le tout retransmis en live-stream avec 70% des revenus dédiés aux musiciens, comme le fait de toute façon le club depuis 2017.

LA VOIE DU SON

Le choix de l'opéra de Zurich, plutôt que d'annuler sa saison, de limiter drastiquement sa jauge ou de ne jouer qu'en toute petite formation, est plutôt high-tech: l'orchestre et le chœur jouent et chantent en direct dans les locaux de répétition à Kreuzplatz, où ils ont plus d'espace que dans la fosse ou sur la scène. Leur son est retransmis en haute-fidélité et sans latence à l'aide de 60 micros, 1000 m de cables à fibre optique et des hauts-parleurs placés dans la fosse d'orchestre au Sechseläutenplatz.

C'est donc avec une immense curiosité que nous avons assisté tout récemment à une représentation de la «Csárdásfürstin» d'Emmerich Kálmán. Première «première» prévue pendant le confinement à avoir été reportée, cette opérette composée en 1914-15, que la mise en scène place dans un contexte contemporain menaçant, voire apocalyptique, est rattrapée par l'actualité: «Weisst du, wie lang noch der Globus sich dreht, ob es morgen nicht schon zu spät?» nous chante le Comte Feri, par ailleurs hilarant quand il parle suisse allemand.

CADEAU, MAGIE ET CÜPLI

Pour en revenir au son, l'orchestre est très bon, et parfaitement synchronisé avec les chanteurs et danseurs sur scène. De petits problèmes de balance apparaissent parfois, qui sont vite corrigés et pourraient tout aussi bien arriver dans des conditions habituelles. En revanche, si la technique est impressionnante, on ressent malheureusement – ou heureusement? – que l'orchestre ne joue pas sous le même toit. On le reçoit comme un très beau cadeau bien emballé, mais on n'en fait pas partie, il ne nous enveloppe pas. Nos oreilles entendent certes, mais notre peau, ou nos corps subtils peut-être, réclament les vibrations, la respiration, le pouls des musiciens, l'essence mystérieuse de cette communion qui ne se laisse pas mettre en boîte.

Et pourtant… ce manque est vite oublié, grâce à la magie de l'opéra: des solistes exceptionnels, une mise en scène géniale et une troupe de ballet incarnant tour à tour l'équipage d'un yacht, prostituées, danseuses et danseurs exotiques, couples d'animaux de l'arche de Noé et Martiens apprenant à trinquer. À ce propos, la plus grande frustration de cette soirée était finalement, le bar étant fermé pour raisons sanitaires, de devoir renoncer à l'habituel sandwich au saumon accompagné de son Cüpli!

SUSCITER PLUS D'EMPATHIE 

Ce nouveau concept vaut donc les 250'000 Fr. investis. Les instrumentistes et choristes étant délocalisés, ce sont autant de places et de mètres cubes d'air disponibles pour le public. Ce serait dommage d'y voir plus longtemps encore des sièges vides. On le répète assez, si la promiscuité règne dans les transports publics, si les stades peuvent dorénavant accueillir des milliers de personnes, pourquoi (et comment) les salles de spectacles devraient-elles tourner avec 50% ou 66% de places vendues? Y risque-t-on vraiment une contamination en étant masqué, assis, immobile et silencieux?

C'est ce qu'une partie du public semble penser. De plus, et toujours selon l'étude de l'Œil du Public, malgré l'attachement indéniable des Suisses à la culture et leur plébiscite (70%en faveur de mesures d'aide publique au secteur culturel*, 45% de la population n'est pas consciente des difficultés spécifiques à ce secteur. «Une opération de communication sur ces difficultés pourrait avoir tout son sens, et probablement susciter une plus large empathie de la part de la population.»

*On rappellera au passage que les subventions ne s'appliquent de loin pas à toutes les situations, et que les artistes et organisateurs se heurtent parfois à des mesures très incohérentes...

APPEL D'OCTOBRE 2020

Vers la fin du confinement est apparu l'Appel du 4 mai, «pour un redémarrage plus humaniste, local et durable». Il est pour l'heure resté à l'état de vœu pieux. Devons-nous lancer un appel aux gouvernements et à la population à mieux soutenir ce qui justement peut adoucir la crise? 

Qui pourra bientôt encore nourrir le public de moments d'évasion qui l'emportent sur ses appréhensions?

Qui pourra encore chanter, comme la Princesse Czardas, «Wo man tanzt und küsst und lacht, pfeif' ich auf der Welt Misere»?

(NMS - 12/10/2020)