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LE NAUFRAGE DES CIVILISATIONS

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De l'esprit du Levant aux ténébres... 

 


RETROUVER NOTRE APPARTENANCE COMMUNE POUR SORTIR DES TÉNÈBRES

Texte: Laurence Hainault Aggeler


L'article en pdf: Le_naufrage_des_civilisations.pdf

Le livre est paru en poche en octobre 2020

Regards sur les 70 ans passés avec quelques dates clefs: la crise de Suez mais surtout 1979/80 avec la révolution iranienne et l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher.
Et aujourd'hui? Comment retrouver les lumières et la tolérance? La solidarité et l'égalité?


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DE LA COEXISTENCE DES HUMAINS...
«L’idéal Levantin, tel que les miens l'ont vécu, et tel que j'ai toujours voulu le vivre, exige de chacun qu'il assume l'ensemble de ses appartenances, et un peu aussi celles des autres. Comme tout idéal, on y aspire sans jamais l'atteindre complètement, mais l'aspiration elle-même est salutaire, elle indique la voie à suivre, la voie de la raison, la voie de l'avenir; j'irai même jusqu'à dire que c'est cette aspiration qui marque, pour une société humaine, le passage de la barbarie à la civilisation».

Jusqu’au milieu du siècle dernier, Amin Maalouf a passé sa jeunesse entre l’Égypte et le Liban. Il a fréquenté des sociétés cosmopolites où nationalités et religions se côtoyaient dans la diversité et la tolérance. Les compositeurs, les chanteurs, les acteurs, les romanciers et les poètes d’Égypte étaient connus. L’opéra du Caire joua les plus grandes œuvres, l’École de Médecine de la même ville fut un temps l’une des meilleures du monde. Soudain une secousse de forte magnitude se produisit. Amin Maalouf évoque ses souvenirs personnels et s’appuie sur un vécu oriental et occidental pour analyser la crise des années 50, ses suites et dénoncer les dérives idéologiques actuelles. Risquent-elles d’anéantir ce que nous avons coutume d’appeler «civilisation»?

UN PARADIS EN FLAMME
La première partie du livre analyse la crise du canal de Suez et l’échec de la décolonisation. Après l’incendie du Caire, des officiers libres s’emparèrent du pouvoir, le monarque prit le chemin de l’exil et une nouvelle ère commença avec deux entités politiques: les Frères musulmans qui bénéficiaient d’un vaste soutien populaire et les forces armées au sein desquelles allait émerger le colonel Nasser, champion de la lutte pour le droit des peuples opprimés.
Selon Amin Maalouf l’action obstinée de Churchill pour préserver la couronne britannique et le ressentiment du raïs envers la domination étrangère ont contribué à démolir un mode de vie et des possibilités de modernisation, aucun des deux n’ayant su être visionnaire et pragmatique. Il pense que ces deux figures emblématiques possèdent deux visages, car ils ont joué à la fois un rôle historique digne d’admiration, mais aussi un rôle destructeur.

DES PEUPLES EN PERDITION
Dans la deuxième partie, Amin Maalouf prend l’exemple du Liban. Selon lui, le pays tenta de se protéger des tumultes mortifères de sa région, mais il fut trop attentif aux desiderata des grandes puissances occidentales. «La ruine de ce modèle prometteur me cause une tristesse dont je n’ai plus le temps de me consoler» déclare-t-il. Il note que cet échec touche l’ensemble des pays arabes aujourd’hui, entraine une absence de confiance en soi et de nombreux déchaînements identitaires. Disparaît alors tout espace politique commun aux différentes appartenances ethniques et religieuses. L’affaissement moral consécutif s’avère affligeant et les héritiers des plus grandes civilisations se métamorphosent en tribus rageuses. Les rapports y deviennent ambigus entre religion et politique. Comment ne pas s’attendre au pire pour la suite de l’aventure humaine?

L’ANNÉE DU GRAND RETOURNEMENT
Suit une étude des années 80.  Quatre bouleversements se succédèrent d’octobre 1978 à mai 1979, et l’auteur y voit la cause d’un retournement général durable des idées et des attitudes.
En Iran, la révolution proposa une vision islamiste conservatrice hostile à l’Occident. Elle allait se propager à travers le monde. En Angleterre, Madame Thatcher renforça la suprématie des lois du marché en se qualifiant de réformatrice. À Beijing, Deng Xiaoping inaugura sa propre «révolution conservatrice» qui s’appuyait sur les traditions marchandes ancrées depuis toujours dans la population chinoise. Enfin, Jean-Paul II arriva à la tête de l’église catholique, fort d’un conservatisme doctrinal et son influence allait se révéler capitale. Ces événements déterminants eurent lieu dans des environnements culturels et sociaux éloignés pour annoncer la fin d’un cycle et le commencement d’un autre: le conservatisme se proclama révolutionnaire et les tenants du progressisme défendirent les acquis. Amin Maalouf propose de parler d’une «inversion» lourde de conséquences.
En Orient, les massacres anéantirent une élite intellectuelle aux aspirations modernistes et laïques pour ne laisser dans les grands pays musulmans que des militaires corrompus face à des militants religieux extrémistes.
En Occident, la primauté de l’économie de marché entraina une dévalorisation du principe même d’égalité. Et aujourd’hui s’installe une véritable culture de la méfiance envers les autorités publiques, en perte de légitimité pour intervenir dans la vie économique.

UN MONDE EN DÉCOMPOSITION
Le morcellement se vérifie partout. Dans la société américaine comme dans l’Union européenne, ébranlée par la défection de la Grande-Bretagne et minée par les mouvements indépendantistes puissants et résolus. Au sein du monde arabe musulman, où les conflits s’avèrent sanglants. L’Afghanistan, le Mali, le Liban, la Syrie, l’Irak, la Libye, le Yémen, le Soudan, le Nigéria et la Somalie se déchirent. Plus grave encore, selon Amin Maalouf, ces disparités sont légitimées et une disparition de la boussole morale désagrège le tissu social. Quant à l’État, systématiquement dénigré, il ne peut plus contribuer à renforcer le sentiment d’appartenance commune, alors que cohabitent des personnes, des familles et des communautés aux itinéraires différents.

DE MULTIPLES CONSÉQUENCES
Dans le monde entier, un sentiment de tristesse se répand indéniablement. Tristesse pour les peuples du Levant noyés dans le même marécage tout en continuant à le maudire. Tristesse pour les sociétés arabes qui tentent de décoller puis retombent lourdement. Tristesse générale dans cet Occident confronté à des idéaux malmenés : le sens ascendant de l’histoire, le foisonnement harmonieux des cultures, la convergence des valeurs et l’égalité des humains.
Amin Maalouf estime que l’Europe pourrait mettre en place une autorité politique et morale vers laquelle nos contemporains se tourneraient avec espoir. En effet, son principe d’union est basé sur l’universalité et sa composition ethnique reflète, bien qu’imparfaitement, la diversité du monde. Mais il déplore que l’édifice reste inachevé, hybride et se retrouve à présent violemment ébranlé. L’auteur dénonce un paradoxe: «L’Europe souffre à la fois d’un excès de démocratie en accordant à chaque État un droit de veto, et d’un déficit de démocratie directe en choisissant de confier tout le pouvoir à des commissaires nommés par les États».
Dans cette situation inquiétante, face au monde grimaçant, les citoyens éprouvent un besoin de sécurité grandissant. Ils se soumettent donc aux autorités protectrices et perdent ainsi la liberté d’aller, de venir, de parler, d’écrire, sans être surveillés. L’historien redoute la promotion des modèles sociaux qui anéantiraient toute liberté, étouffant la démocratie sous prétexte de la protéger.

ALERTER, EXPLIQUER, PRÉVENIR
Amin Maalouf l’affirme: à partir de la disparition de sa civilisation d’origine, les ténèbres ont commencé à se répandre sur le monde. Au risque de désespérer ceux qui le liraient, il ne veut pas nier la réalité les périls et se fait un devoir de nous alerter, de nous expliquer pour prévenir. Les découvertes scientifiques fascinent l’auteur; la libération des esprits et des corps l’enchante; il considère comme un privilège de vivre à une époque aussi inventive que la nôtre. Pourtant certains tournants n’auraient pas dû être pris. Peut-on encore redresser la barre dans le respect de la liberté et de la tolérance? Selon Amin Maalouf, une «cause» commune déclencherait sans doute la réaction universelle et salvatrice.
 
REDÉFINIR SON IDENTITÉ
Certes on peut réfuter la position de l'observateur – journaliste avant de devenir auteur – et même douter par moments de ses conclusions, mais l’analyse historique est impeccable et les principaux thèmes contemporains bien étudiés: que ce soit la fragmentation des nations ou bien les nouvelles solidarités tribales et claniques, le changement du paradigme économique, la méfiance mondiale envers toute tentative de gouvernance supranationale, la tentation de renoncement à la liberté au profit de la sécurité, l’inaptitude à gérer les défis environnementaux et ceux des nouvelles technologies...

Et finalement la question fondamentale reste celle de l'identité. Il est plus que jamais nécessaire de tisser des liens solides entre les personnes afin de développer le sentiment d'une appartenance commune à une nation, un continent, un monde, où l’on peut être citoyen de plusieurs lieux à la fois. Dans ce sens: «Un sursaut demeure possible».

L.H.A  19/03/2021