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LE PETIT POLÉMISTE

jonone1 280Extrait:
«C’était comme si j’avais craché d’un balcon sur des passants innocents, comme si j’avais donné une gifle à un inconnu dans le métro, sans raison, juste une envie de se sentir vivant, méchant, une envie de petite destruction sans conséquence, de se tester soi-même, son environnement, pour le plaisir de dépasser la limite autorisée. J’ai toujours été un mec irresponsable, l’exemple à ne pas suivre. Toi, Alain Conlang, on n’arrive jamais trop à te défi-nir, de quel bord es-tu vraiment ? Le flou de mes contours m’a éloigné des autres. Et je m’en fous». Page 16

 


ET SI NOUS N'AVIONS PLUS LE DROIT À L'ERREUR?

Texte: Laurence Hainault Aggeler


«Le petit polémiste» d’Ilan Duran Cohen, paru chez Actes Sud, août 2020, 304 pages.

ISBN : 978-2-330-13525-6

L'auteur en parle ici: C'est en quelque sorte une farce tragi-comique.


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UNE FRANCE DE «TRÈS BIENTÔT»
Tout est régulé, sauvegardé, surveillé. Des algorithmes surpuissants rapprochent les partenaires en un temps record, l’alcool s’obtient grâce à des tickets délivrés au compte-gouttes (c’est le cas de le dire), un «mapping», genre de crédit citoyen, établit le compte précis des bonnes et des mauvaises actions. Gare à ceux qui entrent dans le rouge. Les caméras pullulent, les centres administratifs s’automatisent à l’extrême et personne n’échappe à la délation érigée en vertu cardinale. Un mot de trop empreint de sexisme, lors d’un repas illégalement arrosé entre amis malveillants, et Alain Conlang dérape. Comme personne n’a droit à l’erreur, un long procès commence. Kafka et Woody Allen semblent être les co-auteurs de cette histoire sarcastique et anxiogène.

LA MORALE DEVIENT TROP LÉGÈRE
Alain est un petit polémiste, entendez un modeste chroniqueur de la provocation douce assermentée par l’État. Il offense «dans la limite du raisonnable» et interpelle «les âmes usées et résistantes» sur une chaîne de télévision numérique diffusée sur Internet. Il communique une morale légère à laquelle s’ajoute un zeste de non-conformisme pour faire croire à la pseudo liberté. Cela lui assure un franc succès auprès des jeunes. Mais toute sa famille subira les conséquences funestes de son énorme gaffe. Jusqu’à son frère transformé en sœur émouvante lors d’une cérémonie de «transition» aussi pathétique que désopilante.

LES REPÈRES S'ESTOMPENT
Comme s’il ne suffisait pas d’être banni, de perdre son grand amour, ses amis et ses collègues, le monde se délite, les repères s’estompent autour du antihéros. Dans cette nouvelle ère, Marseille est une enclave islamique, la France est devenue athée après les nombreux attentats, l'écologie a envahi l'espace public et chaque minorité possède son petit lopin de terre: les homosexuels, les fonctionnaires, les végans, les asiatiques...

L’HUMANITÉ DISPARAÎT
Un stagiaire névrosé, une nièce en détresse et un père marginalisé semblent les seuls à incarner quelques vestiges d’une humanité disparue dans laquelle les rêveurs, les sans opinion pouvaient vivre tranquilles. Du côté de la mère, Alain ne peut attendre aucun soutien, son affection profonde restant bloquée par le respect des conventions.

LES ENJEUX GLISSENT SUBTILEMENT
Mais on s’habitue à tout. Alain Conlang s'invente un mode de survie afin de continuer «sa cavale immobile et absurde». La spontanéité disparaît, le flou est interdit, le dogmatisme prend le pas sur la tolérance. Reste l’impertinence comme seul moyen de résistance, puis la découverte de la liberté à travers la chute même.

UN HUMOUR DÉCAPANT
Ce roman d’anticipation infime oscille entre la caricature de notre organisation sociale en devenir et une vision hyperréaliste des multiples dérives moralisatrices du monde de la pensée unique. Fort heureusement, l’humour décapant d’Ilan Duran Cohen suffit presque toujours à gommer nos angoisses.

L.H.A
Publié le 06/05/2021