→ CINÉMA

OTAR'S DEATH

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jonone2 280Escapade au lacjonone3 280Nika rend visite à un ancien ami pour lui demander un prêt d'argent
Othar Nika se fait du souci pour Keti
Nika se fait du souci pour Keti
Othar Ana et Nika contemplant la ville grise 280Ana et Nika contemplant la ville grise
Othar Keti et Anna dans le téléphérique qui les emmène au dessus de Tiflis encore une scène muette qui en dit longKeti et Ana dans le téléphérique qui les emmène au-dessus de Tiflis (encore une scène muette qui en dit long)


UN ÉTAT DÉVIANT CORROMPT LES GENS

Texte: Valérie Valkanap


OTAR’S DEATH, de Ioseb « Soso » Bliadze (Georgie, 106 mn, 2022)

à partir du 24 février prochain sur les écrans alémaniques

En arriver presque à se réjouir d'un décès, lutter pour obtenir un peu d'amour de la part de ses proches, ces absurdités auxquelles conduit l'État géorgien.


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LA VIE EST DURE EN GÉORGIE, comme le sait très bien le jeune réalisateur Ioseb Bliadze, né à Tiflis en 1986. On survit comme on peut et chacun pour soi. À la campagne, le confort est plus que rudimentaire (on se lave dehors dans une bassine). A Tiflis (ou Tibilissi, capitale de la Géorgie), ville «grise», «perpétuellement dans le smog» et «sans un seul arbre» (dixit Ana, l’amie de cœur de notre héros ado), on vit d’expédients. Au détour d’une réplique, on apprend qu’il n’existe aucun appartement qui n’ait déjà été hypothéqué. Le film oscille en permanence entre ville et campagne, maintenant une tension savamment distillée à coups de gros plans muets. Mais reprenons. Nika (Iva Kimeridze) vend à domicile des produits cosmétiques de marques étrangères. Le soir, elle aime aller dans un club alternatif branché pour danser et boire des cocktails. Elle est une de ces mères qui emprunte de l’argent à son fils (cf L’enfant d’en haut, d’Ursula Meier) et promet toujours de revenir «tout de suite». Keti, 16 ans, est un garçon solitaire. Pour exaucer son souhait, sa mère l’emmène un jour se baigner au lac. Mais elle le laisse une fois de plus en plan. La nuit venue, fâché, il prend le volant de leur voiture et rentre seul. Nika l’appelle. Il rebrousse chemin, se perd et renverse malencontreu-sement Otar, un vieux chasseur paysan. Pour ne pas porter l’accident à la connaissance de la police, sa fille Tamara (Eka Chavleishvili, à l’éloquent visage caravagesque) réclame alors une grosse somme d’argent. Nika a 24 heures pour réunir ce montant.

DES IMAGES À FLEUR DE PEAU. On admire la maitrise du cinéaste qui trouve moyen de nous conduire très vite au nœud de l’intrigue dans une succession bien rythmée de scènes insolites (et non dépourvues d’humour), tout en s’offrant le luxe de s’attarder sur les visages et les émotions exprimées. Ses gros plans ont l’art de nous désorienter en nous plongeant dans une situation inexpliquée. Ainsi, on ne comprend d’abord pas pourquoi Nika dit à Tamara «à demain» ou à son fils Oto de laisser le drap blanc sur le miroir; de même on craint qu’Oto ne soit en train de faire l’amour à sa mère tant leur relation est tordue et remplie de non-dits (elle est professeur de musique mais lui a interdit de toucher à son violoncelle alors qu’il en crève d’envie).

D’autres images gardent leur mystère et c’est à l’imagination du spectateur de les combler (le cabanon qui brûle, le tas de vêtements de Keti et les pieds du chasseur suivi de son chien, dans la scène finale). Les images les plus fortes (à cause de la violence implicite qu’elles laissent supposer dans l’ellipse de narration qui suit), montrent des flashs roses à une party techno déguisée. Elle a lieu dans un sous-terrain glauque et Keti et Ana se sont réjouis mille fois d’y participer.

ANCIENNE RÉPUBLIQUE SOVIÉTIQUE, la Géorgie souffre d’un manque d’infrastructures et de couverture sociale, de difficulté d’accès aux services de base, d’un taux de chômage élevé, de pauvreté endémique. Le réalisateur confie qu’il a moins voulu faire un film sur «la soif d’argent et la corruption» que sur «deux familles» (l’une à la ville, l’autre à la campagne) victimes d’un «système défaillant».
L’État n’endosse aucun rôle protecteur et dans ces conditions, la jeune génération se retrouve livrée à elle-même. Keti, Ana, Oto ont des rêves en forme de tirelire décapitée (cf celle de Keti): jamais on ne leur offrira les moyens de les réaliser. Bliadze ajoute que Keti n’est pas inquiet d’aller en prison. «Il l’est parce qu’il a tué quelqu’un et que cette idée lui est insupportable».

Ainsi, ce qui avait commencé sur un ton léger finit sur plus de gravité, tant la réalité finit toujours par avoir le dessus. Mais au moins, dans cette histoire, les mères auront réussi à se rapprocher de leurs fils.

Un film empreint d’humanité qui nous fait découvrir le quotidien en Géorgie et nous tient en haleine, le tout avec un savoir cinématographique éprouvé.

Valérie Valkanap _ Publié le 3 février 2022