→ LIVRES/IDÉES

«INFLORESCENCE»

jonone1 280Images de couverture et d’intérieur d’Anna Atkins (élaboration graphique sur la base de cyanotypes)

 

 


UNE PARABOLE ÉCOLOGIQUE ET UN ROMAN FOISONNANT

Texte: Monica Salvan


Raluca Antonescu: «Inflorescence», Editions la Baconnière

L'inflorescence, c'est lorsqu'il y a plus d'une fleur sur une tige...

Née à Bucarest en 1976, Raluca Antonescu est arrivée en Suisse à l’âge de quatre ans. Après une formation aux Arts décoratifs et aux Beaux-arts, elle travaille à des documentaires puis enseigne les arts plastiques.

«Inflorescence» est son troisième roman après «L’inondation» (2014) et «Sol» (2017).

Pour ce livre, l'auteure a remporté le prix genevois Pittard de l’Andelyn 2022.

Le livre vient de remporter le prix des lecteurs de la ville de Lausanne 2022.


→ PRINT


Quatre générations de femmes sur une centaine d’années, des parcours de vie qui nous mènent de la France, à la Suisse et à l’Argentine: le roman «Inflorescence» de Raluca Antonescu se construit par touches successives, faisant apparaitre des personnages qui s’étoffent progressivement, au sein d’un récit complexe et captivant. En toile de fond, l’histoire du Gouffre du Diable et de son utilisation au fil du temps est une parabole écologique très convaincante.

UNE RELATION MODERNE À LA NATURE
L’action du roman «Inflorescence» commence au début du 20e siècle dans le Jura, avec une femme qui veut se débarrasser d’une grossesse non désirée en invoquant les pouvoirs maléfiques du Gouffre du Diable. Celui-ci semble répondre à la demande de «prendre une vie», mais ce sera la vie de la mère. La petite fille qui vient au monde sera le souffre-douleur d’un père violent, qui la tient pour responsable de la mort de sa femme. Aloïse vit en haillons, dort souvent dans l’étable et doit chasser des animaux et ramener leur fourrure en échange d’un peu de nourriture. Le récit de la poursuite d’une martre blessée, qui se défend jusqu’au dernier souffle, est impressionnant. C’est à travers Aloïse aussi qu’on assiste à l’avènement d’une perspective nouvelle, d’une relation moderne avec la nature. Sauvée par une femme riche un peu excentrique, Aloïse participera avec enthousiasme et talent à la création d’un jardin censé non pas maitriser la nature, mais l’imiter. 

SUR UN SIÈCLE
Chacun des cinq chapitres du roman balaie de façon alerte à peu près un siècle, de la venue au monde non souhaitée d’Aloïse en 1911 jusqu’à la détresse de son arrière petite-fille Vivian, ébranlée par un deuil et restée sans repères et sans attaches au monde, presque cent ans plus tard, à Genève. Vivan nous raconte son histoire à la première personne, dans un désarroi et une apesanteur intérieure qui constituent le présent du roman, «l’énigme» à résoudre.

Les destinées d’Aloïse, Amalia et Catherine, personnages tout aussi importants - grand-mère, mère, petite-fille - sont racontées à la troisième personne. Ces trois femmes pleines de vitalité ont une relation spéciale à la nature: amour et dépendance dans le cas d’Aloïse ou de Catherine, haine et rejet au moyen de produits modernes de nettoyage et d’insecticides pour Amalia, qui voit dans la maison en lotissement des années 1960 l’antidote parfait de la vie à la ferme.

UNE FABLE ÉCOLOGIQUE?
Le personnage de Catherine, petite-fille d’Aloïse, qui se dévoue au reboisement des forêts incendiées en Patagonie, apporte une dimension militante dans la réflexion écologique proposée dans ce roman. Car Inflorescence peut aussi être lu comme une fable écologique qui met en lumière les conséquences des actions irresponsables dans la longue durée. Au cœur de ce récit se trouve le Gouffre, longtemps charnier pour les animaux malades lors des épidémies, choisi après la Première Guerre mondiale par l'armée française pour y enfouir des milliers de tonnes d'obus non utilisés. La décharge toxique pollue un cours d’eau souterrain qui alimente en eau potable toute une région, et sa dégradation représente un danger mortel pour tous les vivants. Chaque chapitre du roman s’ouvre sur l’histoire du Gouffre et de son potentiel mortifère qui s’amplifie au fil du temps. Un parallélisme avec les non-dits et les lacunes de l’histoire familiale est également suggéré.

PAS DE SOLUTIONS TOUTES FAITES
Raluca Antonescu ne donne pas des solutions toutes faites au lecteur. Elle construit des personnages complexes – par exemple, la militante qui entend sauver les forêts du monde n’a pas la force de s’occuper de sa propre famille – dans un univers complexe. Si le progrès a un côté manifestement destructeur, l’époque d’avant, quand les humains vivaient au sein de la nature, assujettis à elle, n’éveille aucune nostalgie. Bien au contraire, elle est dépeinte comme violente et sombre. Le Gouffre, cette immense menace, est aussi le point de départ d’une histoire d’amour entre une paysanne et un militaire et le support d’une réflexion sur la responsabilité des humains envers la nature - lieu où un arrière-petit-fils, tenu par la mémoire familiale, choisit de devenir garde-pêche pour «préserver ce qui reste». D’autres paradoxes structurent le texte et lui confèrent une intensité et une profondeur remarquables.

Un an après sa parution, l’excellent roman de Raluca Antonescu n’a pas encore suscité l’attention qu’il mérite et attend toujours d’être traduit dans les langues de la Suisse.

Publié le 2 mars 2022. Complété le 2 avril 2022.