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LA CRIMÉE ET LE MONDE RUSSE

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NE RIEN ESPÉRER, NE RIEN CRAINDRE

Texte traduit par Monica Salvan



Par Gheorghe Erizanu, éditeur indépendant, Maison d’Edition Cartier, Chisinau, République de Moldavie

Article paru dans «Observator cultural», Bucarest, 23 mars 2022.


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Aucun expert militaire n'aurait pu prédire l'agression à grande échelle de la Russie en Ukraine. Les experts sont guidés par l'analyse et la logique. Et dans cette guerre il n'y a ni l'une, ni l'autre. Les services secrets américains ont vu juste. Ils s’appuyaient sur des informations. Quelques marginaux russes avaient également raison. L'impérialisme russe a connu une croissance exponentielle après l'annexion de la Crimée. Et l'utopie du «Troisième Empire: La Russie qui doit être», publiée dès 2006 par Mikhail Yuriev, ancien vice-président de la Douma russe, est devenue un plan d'action. Dans son roman d'il y a 16 ans, celui-ci parle de la «libération» du Donbass (dans le récit impérial russe, la notion d'«occupation» n’existe pas, les territoires sont «libérés», au rythme de 80 kilomètres par jour, et ce depuis Ivan Le Terrible).

Dans le roman de Yuriev, l’invasion est suivie par la paix de Dnipro. Puis, dans l'ordre, on «libère» le Kazakhstan, le Turkménistan, la Crimée, l'Ossétie, l'Abkhazie, la Transnistrie (qui comprend la République de Moldavie), l'Ukraine, les États baltes, la Pologne, la Roumanie (intégrée aux Balkans), l'Allemagne, la France, les Açores, etc. Le livre est raconté du point de vue d'un historien latino-américain en 2054. La série de «libérations» était censée commencer en 2018.

La construction socio-politique du Troisième Empire est calquée sur le roman de Vladimir Sorokine, «Journée d'un opritchnik» (L'Olivier, 2008, traduction Bernard Kreise). (…) Dans la hiérarchie sociale, les «opricyniks» (police secrète) sont suivis par les serviteurs de l'église. Le fil rouge du livre est la lutte et la victoire du «monde russe», vu comme civilisation qui s’oppose à la civilisation occidentale.

Le fait est que Mikhail Yuriev n'a pas réussi à voir son rêve se réaliser, car il est décédé en 2019. Mais son projet n'a été repoussé que de trois ans.

Les colonnes de chars russes qui sont entrées en Ukraine le 24 février arboraient, aux côtés du tricolore russe, la mystérieuse lettre latine «Z» du monde slave et le drapeau de l'ex-URSS. Le 17 mars, les troupes russes en Transnistrie ont remplacé le drapeau russe par celui de l'URSS. Les déclarations des responsables russes selon lesquels ils n'attaqueront aucun pays, «pas même l'Ukraine» (Lavrov, ministre des Affaires étrangères) sortent du monde d'Orwell.

L'Ukraine se bat aujourd'hui pour notre liberté à tous. C'est une guerre entre la civilisation occidentale et le monde russe. C'est la vision de Mikhail Yuriev. Et le président Zelenski a raison, il s’agit de la troisième guerre mondiale. Nous nous cachons dans notre confort et ne voulons pas l'admettre. La Russie a testé l'Occident en Géorgie en 2008. Lorsque le président Mikheïl Saakachvili a désespérément essayé de joindre un président du monde libre pour lui faire savoir qu'ils étaient attaqués, il n'a trouvé qu'un fonctionnaire d'un ministère américain. La Crimée a suivi. L'Occident a conseillé à l'Ukraine de ne pas s’y opposer. Le Donbass a suivi, avec Ilovaïsk et Debaltovo. On a forcé l'Ukraine à accepter la paix imposée par les Russes.
La sécurité et la construction du monde, la paix mondiale ont été détruites depuis lors. Et le 24 février 2022 a commencé à ce moment-là.

Le premier jour de la guerre, mes intestins sont devenus plus gros que mon corps et pesaient une demi-tonne. J’ai cherché l’apaisement dans un vers célèbre chez nous, «ne rien espérer, ne rien craindre». Le conseil du poète classique. Puis vint le vrai tranquillisant. Des images d'énormes colonnes de chars russes arrivant de Biélorussie sur les routes nouvellement réparées dans le cadre du programme du président Zelensky. L'«Armada», le nouveau char russe, présenté au monde entier lors du défilé du 9 mai avant la pandémie, était suivi en file indienne par le T-54, le char sur lequel mon père a servi à Rostov-sur-le-Don à la fin des années 1950, puis le char qui a été utilisé en Afghanistan, puis celui qui est entré dans Prague. Et ainsi de suite. La Russie a une longue armée. Avec un gros budget militaire. Siphonné par des généraux, colonels, capitaines, sergents. Une armée avec quatre modèles techniques aussi différents n'en est pas une. C'est un parc à chars. On peut bien le montrer au monde entier, ce n’est pas pour autant que c’est efficace. Par ailleurs, je laisse aux experts militaires et aux experts en vaccins et anti-vaccins le soin de donner leur avis sur l'armée russe et l'armée ukrainienne. Nous devons juste savoir ceci: dans cette guerre, il ne s’agit pas du nombre de mentions «j’aime» sur les réseaux sociaux. C'est une guerre qui nous concerne. Nous serons ou nous ne serons pas. Et si nous continuons à exister, alors sous quelle forme.

Il est dommage que les noms de bons écrivains ukrainiens commencent à être connus à cause d'une tragédie. Pour commencer, apprenons, par respect pour les Ukrainiens, à les épeler correctement: Serhiy Jadan, Yuri Andrukhovych. Mettons au moins maintenant Jadan, Andrukhovych, Oksana Zaboujko sur les étagères des librairies. Même si leurs livres ne sont pas aussi vendeurs comme ceux d’un Coelho, ou de Makine, ou de Vodolazkine. Les biographies et le caractère des écrivains sont importants pour un monde meilleur et plus sûr. L'Ukraine n'est pas une terre lointaine. C'est la porte à côté. Et nous continuons à exister parce qu'ils se battent pour nous.

Publié le 28 mars 2022.