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LES ABEILLES GRISES

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COMMENT DÉCRIRE UN DRAME COLLECTIF?

Texte: Laurence Hainault Aggeler


«Les abeilles grises» d’Andreï Kourkov

C'est l'un des ouvrages que nous présenterons le jeudi 5 mai à 19h à la librairie mille et deux feuilles dans le cadre de notre rencontre:

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Dans son roman traduit récemment par Paul Lequesne, Andreï Kourkov raconte comment la guerre sévissait en 2018 dans le Donbass. Entre l'armée ukrainienne et les séparatistes prorusses soutenus par Moscou, le conflit, qualifié alors de «gelé», perdurait au gré de cessez-le-feu constamment remis en question et de pourparlers enlisés. La fiction a malheureusement rejoint l’actualité. À la lumière des évènements survenus depuis, l'Ukraine de ce récit apparaît comme la souris convoitée de longue date par un chat embusqué.

UN RÉCIT POÉTIQUE
Sergueïtch est un apiculteur passionné par ses abeilles. La poésie du récit réside dans la description de ces butineuses, leur don perpétuel, désintéressé, leur ordre, leur industrie et leur organisation pacifique, auprès desquelles l'homme aurait tant à apprendre. L’hiver des grands froids, il les enferme dans le hangar au fond de son jardin. Le miel lui sert de monnaie d’échange autant pour adoucir ses rapports avec les autres que pour obtenir certains produits de première nécessité.

UNE AMBIANCE DIGNE DE BECKETT
Car l’homme survit dans le plus grand inconfort d’un petit village abandonné de la «zone grise». Sa famille est partie, son seul contact est un ennemi d’enfance, Pachka, profession buveur de vodka à plein temps («Fumer, c'est sa santé détruire, boire, c'est son âme réjouir» se plaît-il à répéter). Les dialogues de ce duo à la routine drolatique rappellent les interactions étranges entre Vladimir et Estragon d' «En Attendant Godot». Se dessine l'absurdité d’une vie de survie, sans courrier, sans électricité, sans communication, dans une pénurie de tout, avec un cadavre abandonné au milieu d’un champ, faute de pouvoir déterminer son camp.

L’ÉPAISSEUR DU SILENCE
Entre leurs souvenirs et leurs rêves, la débrouillardise, le troc et l'amitié, les deux résistants font preuve d'une capacité d'adaptation aussi joyeuse que pragmatique. Ils réconfortent leurs peurs mutuelles. Au loin, des grondements réguliers rappellent l’omniprésence des menaces et le silence intermédiaire prend une épaisseur, une texture, une granularité. ll faut lutter pour s’éclairer à la bougie, nourrir le poêle à charbon, trouver un peu de lard ou de pain. Restent la vodka et trop de gobelets qui s’avalent à la moindre occasion. Quant aux visiteurs, la méfiance serre la gorge dès qu’on frappe à la porte : un jeune ukrainien précède la milice russe.

UN JOUR, L'AIR S'ADOUCIT.
Sergueïtch emmène les abeilles dans la partie pacifique de l’Ukraine, le bruit de la «zone grise» les empêchant de butiner. Commence une véritable odyssée vers les prairies fleuries pour y installer sa tente et ses ruches. L’existence frugale reprend son cours. L’homme voit se profiler un certain bonheur avec Galia, l’épicière du village. Ne fait-elle pas mijoter à feu doux le meilleur des bortschs?

L’OEIL DE MOSCOU
Mais l’antipathie des voisins est palpable, on n’aime pas les «étrangers» venus de l’Est, la violence éclate … À la recherche d'un territoire plus sûr, Sergueïtch atteint la Crimée, une région hautement surveillée par Moscou qui persécute la minorité turcophone musulmane des Tatars. Le héros, mû par le désir de bien faire, affronte les péripéties avec une candeur salvatrice. Pourtant, en fin de compte, son humanité apparaît bien impuissante face à l'impitoyable arrogance des fonctionnaires. Cette ode à la solitude adopte un rythme lent pour décrire avant tout les gens qui subissent un drame collectif.

L.H.A 04/2022