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TROMPERIE

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QUAND ON ASPIRE LA VIE DES AUTRES...

Texte: Laurence Hainault Aggeler


Un film d'Arnaud Desplechin, France, 2021, 103'

Avec: Denis Podlaydès, Léa Seydoux, Emanuelle Devos, Anouk Grinberg

Au cinéma en Suisse alémanique à partir du 9 juin 2022

Du 2 au 8 juin 2022 au Lunchkino à Zurich.

A partir de 16 ans.


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«Ce film relève de la profession de foi. Je crois au tressage qu’il peut y avoir entre l’art et la vie. Je pense que l’art ne vaut rien s’il n’y a pas la vie la plus brute dedans, et que la vie ne vaut rien s’il n’y a pas d’art pour en voir les reliefs.»

Arnaud Desplechin, a fait le pari acrobatique de transposer à l’écran et en langue française le roman éponyme de Philip Roth, paru en 1990. Dans ce jeu de masques, on retrouve Lea Seydoux , expressive et nuancée (elle «dévore le film») et Denis Podalydès, créatif fragile et cassant, toujours prêt à vampiriser les femmes qu’il côtoie.

IN MEDIA RES
Nous sommes en 1987. Une jeune Anglaise ravissante, blessée par l’indifférence d’un époux infidèle, retrouve épisodiquement un écrivain juif américain connu, exilé à Londres. Ses attentions l’excitent et la flattent. Elle expose sa situation dès le début et son monologue fait entrer directement le spectateur dans le cœur du sujet.

CONVERSATIONS
L’intrigue se noue en huis clos dans un studio calfeutré de Notting Hill où l’écrivain se réfugie pour travailler. Les scènes se succèdent au gré des saisons. Quand les deux amants ne parlent pas de sexe, d’antisémitisme, de fidélité à soi-même, de désir, d’exil ou de littérature, la pudeur le dispute à l’érotisme. Les échanges restent vifs «car les gens déplacés ont des choses à nous dire». Du Philippe Roth à l’état pur, avec délicatesse et non sans humour. En résulte un cinéma lettré où l’invention coïncide avec la réalité. On pense à Bergman ou Truffaut.

DIFFICILE À CROIRE
Peu à peu les fantasmes de l’amant prennent le dessus. Peut-on rester allongés dans la neige, nus, tout désir assouvi, en s’émerveillant qu'une poignée scintillante de poudreuse vous file entre les doigts? Et elle est jeune et belle! Il a 25 ans de plus, une calvitie galopante et des traits irréguliers. Même s’il possède le charme de la célébrité et de l’esprit est-ce bien suffisant?

FEMMES RÊVÉES?
La lumière s’attarde sur l’écrivain. Le temps passe. Il retrouve ses anciennes conquêtes aux prises avec la mort (Emmanuelle Devos) ou la folie (Rebecca Marder), égrène ses souvenirs, console le cancer de l’une, la névrose de l’autre, et plus tard la solitude de la jeune Anglaise toujours amoureuse. Femmes rêvées ou bien réelles? Jusqu’à ce procès improbable où une assemblée d’accusatrices condamne sans recours possible ses livres trop sexistes. Mais l’auteur s’entête à considérer les femmes une par une et refuse la vision «en bloc». Un épisode annonciateur des conflits Me Too.

PROLONGER ET DÉFORMER LE RÉEL
Le littérateur a tout noté frénétiquement dans ses carnets: chaque rêve, chaque bribe de conversation, chaque fulgurance afin de pouvoir prolonger le réel et le transformer en chef-d’œuvre. Il tentera d’expliquer ce processus à son épouse irritée de ne pouvoir dissocier le vécu de l’imaginaire, lasse de cet homme orgueilleux, très autocentré, infidèle. Un portrait déchirant interprété par Anouk Grimberg.

ALTERNANCE DE PENSÉES ET PULSIONS
Le fantasme s'est ancré dans la vie de l’artiste pour engendrer une deuxième «réalité» intime. Le spectateur se perd alors dans les échanges entre créateur, narrateur et alter ego. Double mise en abîme de la tromperie, au sens de l’adultère, mais aussi de l’autobiographie fictive. Arnaud Desplechin parvient à décrire l’alternance des pulsions vécues et des chimères, sans distinction. Du grand art.
Et notez que le film est sorti en salle et non pas sur Netflix, car le metteur en scène tient à faire «lever la tête pour voir des gens plus grands que soi».

L.H.A Publié le 24 mai 2022