→ LIVRES/IDÉES

VOYAGE EN HEXAGONE

jonone1 280

 

 


UN RÊVEUR BAROUDEUR ET UN MÉLANCOLIQUE

Texte: Valérie Valkanap


OÙ LA QUÊTE D’UN MONDE ENGLOUTI DÉBOUCHE SUR DES «RETROUVAILLES AVEC SOI»

De L’Hexagone considéré comme un exotisme, de Francis Navarre, édition Le Dilettante, mai 2021. 220 p.


→ PRINT


UN RÊVEUR BAROUDEUR. Cet été, j’ai lu un livre singulier qui m’a laissé une impression durable. Citant Nicolas Bouvier en exergue, l’auteur s’inscrit d’emblée dans la tradition des écrivains voyageurs. On prend donc place derrière lui sur sa vieille moto Guzzi et il nous transporte tour à tour du côté de Langres dans l’est de la France, dans le Massif central, à Dieppe et au Havre, dans le Val de Loire, la Lozère… Pas de programme préétabli chez lui: c’est un motard capable de faire un détour de 300 kilomètres juste pour «la saveur» d’un toponyme (on pense aux envies de voyages de Proust à la simple évocation de noms de pays). Sous sa plume, une France telle qu’on la porte en soi se profile: n’est-ce pas le propre des écrivains talentueux que de réussir à faire passer leurs souvenirs pour les nôtres? Dès lors, on attend très vite la prochaine étape, dévorant pages et kilomètres sans même nous en apercevoir.
 
UN TAISEUX A L’ŒIL ACÉRÉ. Notre guide solitaire n’est pas un bavard. Même s’il passe sous silence ses états d’âme et parle par ellipse, ses remarques concises, voire lapidaires, divulguent beaucoup de lui. Ainsi, il regrette d’être né «trop tard». On devine que lui, l’artisan de métier, est pour remettre le compagnonnage au goût du jour. C’est qu’en chaque chose il prend son temps: œil à l’affût, il observe d’abord, cisèle ses mots ensuite. Attentif tant au paysage qu’aux mœurs locales (avec un laconisme que ne renierait pas Saint Simon, dont il est fervent lecteur), il a le goût de la formule ramassée et son humour en demi-teinte fait mouche. Sa critique de l’art contemporain qu’il est à la mode d’exposer en des lieux anciens en est une illustration. En à peine dix lignes, il règle leur compte à des volatiles grossièrement agencés, récapitulant d’un seul «Alouette!», par référence à la comptine, leur sort voué à la disparition. Il donne à voir, sentir et entendre, conviant les lecteurs à reprendre la gouverne de leur corps («pour l’usage des jambes, comptez trois jours, pour le souffle, une semaine». «Les yeux sont un peu plus longs à revenir, desséchés qu’ils sont par leur usage intensif: notre religion est du livre et notre civilisation de l’écran»). Ses comparaisons sont heureuses, ses images parlantes. Et s’il fait preuve d’érudition, ce n’est pas pour nous en mettre plein la vue, mais pour partager avec nous, sous forme d’anecdote, quelque connaissance profitable.

UN CHARPENTIER RIGOUREUX. Trainant partout son spleen poétique, un rien désabusé (une citation de Lacan nous laisse penser qu’il ne se berce plus d’illusion sur l’amour: or l’amour désappointé ne déteint-il pas sur tout?) l’auteur, qui ne fait de détours qu’à moto, s’exprime sans fioriture, révélant sa droiture, son idéalisme, son esprit rigoureux. Lucide, perspicace, aucune contradiction n’échappe à son œil sagace (comme par exemple les étangs qu’on ne peut pas voir, ou la présence de travailleurs de l’est là où l’on attend des touristes). Diable, ça fait du bien par les temps qui courent! On croyait l’espèce en voie de disparition. En charpentier avisé, il a le goût du bel ouvrage (en plus de celui de la marche) et il nous en fait profiter. Voilà que par le biais d’un vocabulaire précis, on s’intéresse à la structure des bâtiments. Qui l’eût cru? C’est que tout est dit sans rien de didactique ni de pesant.
Et si, en randonnée, on emmenait partout son propre univers? Un peu comme dans un livre, quand on y retrouve ce qui résonne déjà en nous…

Publié le 20 septembre 2022