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MON FESTIVAL DE LOCARNO - 2019

valérie 280Valérie Lobsiger nous offre SA chronique du Festival de Locarno 2019

last black man

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PRENDRE LE POULS DU MONDE

Texte: Valérie Lobsiger


Le festival avait lieu du 7 au 17 août 2019
Et comme chaque année, notre correspondante bernoise y était.

Pour lire Le journal 2018 , 2017, 2016


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PRENDRE LE POULS DU MONDE. Voilà ma motivation lorsque je vais au festival du film de Locarno. Cette année, en compagnie de 157’500 spectateurs, j’ai vu trente films sur les 245 proposés. Bien peu pour se faire une idée. D’autant que j’ai manqué ceux ayant remporté un prix, dont Vitalina Varela, de Pedro Costa, couronné du Léopard d’or en compétition internationale, et Nafi’s Father de Mamadou Dia, Léopard d’or dans la catégorie Cinéastes du présent.

DES FICTIONS QUELQUE PEU DECEVANTES. Autant j’ai trouvé le cinéma du réel en excellente forme, avec notamment de bons documentaires suisses et français, autant les fictions que j’ai pu voir ont manqué de force à mon goût. En cause et selon moi, l’indigence du scénario. Sans doute, les prises de vue sont réussies, la technique en tout point irréprochable, mais pas moyen de me sentir emportée par l’histoire. Pourquoi le cinéma d’auteur actuel serait-il dispensé de me tenir en haleine? Au mieux, on me présente des tranches de vie comme dans «La Sainte Famille» (de Louis-Do de Lencquesaing), ou dans «O Fim do Mundo» (de Basil Da Cunha). D’un côté, des aristos parisiens gâtés, empêtrés dans leurs secrets de famille (on a les soucis qu’on peut), de l’autre, les parias d’un bidonville dans la banlieue de Lisbonne, bien forcés de «se bouger» (entendez, verser dans la criminalité) s’ils veulent un jour posséder une maison et une voiture (le rêve de la plupart des habitants de la planète). Au pire des histoires emberlificotées et non crédibles telle que «Douze mille» (de Nadège Trebal) ou «Merveilles à Montfermeil» (de Jeanne Balibar, à fuir, et ce, malgré une brochette de bons acteurs). Au milieu, des films mi-documentaires, mi-fiction, tels que «Oroslan» de Matjaz Ivanisin (à mourir d’ennui), qui se déroule dans la morne campagne slovène, et «Ivana cea Groaznica», d’Ivana Mladenovic, dont l’idée de départ était pourtant bonne. Celle de faire jouer sa famille dans une autofiction où chacun aurait pu se reconnaître. Las, à mi-parcours, le récit s’essouffle, Ivana ne se moquant plus d’elle-même mais se contentant de tourner en ridicule les institutions serbo-roumaines. Cela ressemble à un furieux règlement de comptes et ne nous concerne plus. Dans cette catégorie à mi-chemin entre la fiction et le documentaire, «Mariam» (de Sharipa Urazbayeva), ayant pour cadre la steppe enneigée du Kazakhstan, avec dans le rôle principal une non professionnelle au visage impavide dont la présence crève l’écran, se base sur des faits réels autrement plus accrocheurs qu’Oroslan ou Ivana. A noter deux OVNI à ne pas manquer: BERGMAL (de Runar Runarsonn), génial condensé islandais des travers de la société occidentale, agrémenté de plaisantes variantes locales telles que le féminisme poussé à outrance, le mobbing à l’école, le pack de drogue légal, le dumping polonais, le soutien étatique aux fermiers ET aux artistes, la gym aquatique extérieure par – 10 degrés ; et SPACE DOGS (d’Elsa Kremser et Levin Peter), filmé à hauteur du plus fidèle ami de l’homme (qui lui en fait pourtant voir trente-six …étoiles) avec, en voix off, un insolite commentaire russe, proche de la fable, pour une plus grande prise de distance et de conscience. Toujours du côté des fictions, il y a bien «Terminal Sud» (de Rabah Ameur-Zaïmèche) mais il peine à convaincre du fait d’une absence de tenants (comment en est-on arrivé à un monde où les médecins sont perçus comme une menace et torturés à ce titre?) et d’aboutissants (la seule alternative au régime de terreur est de prendre la fuite à bord d’un bateau: mais vers où?) Le film impressionne certes par son climat lourd de menaces (sécheresse climatique, pénurie alimentaire, exécutions sommaires, non information), mais son seul effet est d’augmenter d’un cran notre anxiété sans le moindre espoir auquel nous raccrocher en retour. Il y a certes encore «Bagdad in my shadow», mais l’intrigue est si compliquée qu’on s’y perd. Samir, son réalisateur suisse né à Bagdad, a voulu faire feu de tout bois en interpellant tant le public occidental que le monde arabe, mais à trop embrasser, le cinéaste risque de mal étreindre. Tant «Pa-go» (La Hauteur de la vague) du Coréen Park Jung-Bung que «Yokogao» (Girl missing) du Japonais Koji Fukada ont le mérite de nous dépayser, même si, là aussi, on a parfois du mal à suivre. Le premier nous entraîne sur une île où les hommes se prétendent tous parents (drôle d’euphémisme) d’une orpheline échouée sur leurs côtes, jeune fille qu’il faudrait cependant cacher lors d’une visite officielle continentale car elle leur fait décidément trop honte (et pour cause, c’est à eux que la honte incombe). On frôle à leur sujet la pertinente métaphore avec le sanglier. Le second, trop long, met en lumière le nombre d’actes stupides et préjudiciables qu’on peut commettre encore aujourd’hui au nom de l’honneur. Remarquons au passage que plus les Japonais confient dans un grand sourire qu’ils vont bien, plus ils vont mal.
«Cat in the wall» des Bulgares Mina Mileva et Vesela Kazakova interpelle le spectateur, même si cela finit un peu en eau de boudin. A travers l’amusante histoire de l’adoption d’un chat sans collier revendiqué ensuite par ses propriétaires, le film révèle mine de rien le taux d’agressivité incroyablement élevé régnant dans certaines grands immeubles (en l’occurrence londoniens) ainsi que la gentrification rampante qui incite les classes populaires, en leur imposant des dépenses non justifiées, à quitter les centres urbains. «White Dog» (Samuel Fuller, 1982), présenté dans le cadre de la rétrospective Black Light consacrée au cinéma noir, s’inscrit comme un modèle de fiction bien menée. Basée il est vrai sur une nouvelle de Romain Gary, cette histoire de chien blessé auquel une jeune femme s’attache et qui se révèle dressé à tuer des Noirs (ce qui pose un cas de conscience à la fille) atteint son climax avec le mandat confié à un dresseur noir de rééduquer le chien. Va-t-il réussir à déjouer le conditionnement à force de persévérance et de bienveillance ou, au contraire, se faire lui aussi bouffer? Si vous ne trouvez pas le film, lisez le livre.

Enfin, trois fictions à recommander sans réserve: ZWINGLI (Stefan Haupt) qui rappelle en sous-texte qu’aujourd’hui comme hier, il faut encore et toujours encourager l’homme à penser par lui-même. ONCE UPON A TIME IN HOLLYWOOD, le dernier Quentin Tarentino, pour sa drôlerie et sa façon magistrale de disséminer des indices qui prendront sens à la fin. Où l’on découvre à cette occasion le pouvoir du cinéaste, non seulement de ressusciter toute une époque, mais de remonter le temps pour enrayer le sort qui, dans la réalité, fut fatal à la femme de Polanski. Enfin, la révélation de l’année : LAST BLACK MAN IN SAN FRANCISCO, premier film de Joe Talbot ayant décroché le prix 2019 du Sundance Film Festival. Comment fait-on quand on est jeune, Noir et pauvre pour acquérir une maison victorienne dont on est tombé amoureux dans un quartier huppé de San Francisco? Entre les déplacements de deux copains en skate et les harangues d’un prédicateur qui se plaint de l’eau, de l’air, de Google et des téléphones portables, on se balade dans San Francisco sur une belle histoire d’amitié.

LA GRANDE VARIÉTÉ DE DOCUMENTAIRES, tous passionnants, notamment ceux proposés dans le cadre de la Semaine de la critique, compense largement les précédentes réserves exprimées à l’endroit de quelques fictions. A une exception près : «Here for Life», d’Andrea Luka Zimmerman et Adrian Jackson. Même chez les sans-abris volontiers frondeurs, un minimum de cohésion demeure indispensable à l’appréhension de l’œuvre cinématographique. On grapille bien quelques vérités assenées par une belle fille noire à frange lisse, mais cela reste très dispersé. On en tire la conclusion que les intervenants ont tous un besoin viscéral d’attention et que la solitude, reflet de l’époque, est parfois un choix que certains adoptent par crainte de perdre leur liberté. 
Le documentaire le plus impressionnant par l’ampleur de son sujet (il embrasse une bonne partie du XXe siècle) est sans conteste GATEWAYS TO NEW-YORK: Othmar Ammann and his bridges, du suisse Martin Witz, prix du public 2019 aux journées de Soleure. Ah, la belle époque où les ponts restaient encore à construire, où les visionnaires étaient encore légion et où l’on croyait encore au progrès! Bien révolu ce temps-là. Quelles aspirations prédominent désormais? L’appât du gain facile, l’envie d’être admiré («Another Reality», de Noël Dernesch et Olli Waldhauer) qui dope les petits gangsters. La violence est banalisée, l’être humain chosifié («Lovemobil», d’Elke Lehrenkrauss). Les adolescents percevant une menace à l’horizon se recroquevillent («Adolescentes» de Sébastien Lifshitz, «L’Apprendistado» de David Maldi, «L’île aux oiseaux» de Maya Kosa et Sergio Da Costa). Dans ce dernier documentaire, L’ÎLE AUX OISEAUX, on file la métaphore avec un récit raconté à l’imparfait: «Les oiseaux n’arrivaient pas à s’adapter à un monde qui n’était plus pour eux» (ce style rappelle un peu celui de «Space Dogs»). Pas de ton défaitiste pour autant. S’occuper des oiseaux blessés apaise grandement le narrateur et le spectateur avec lui (les chants sacrés de Telemann accompagnant les images y sont pour quelque chose). Donc, ne pas se laisser abattre, ni baisser les bras. A la manière d’Eva Fahidi (une Hongroise de 90 ans ayant survécu à Auschwitz) qui se sent «toujours 16 ans à l’intérieur». C’est la protagoniste principale, avec la jeune et époustouflante danseuse internationale Emese Cuhorka, du film THE EUPHORIA OF BEING, de Réka Szabo. La réalisatrice ayant par ailleurs confié au public être directrice artistique d’une compagnie de danse indépendante et professeur de mathématiques dans une université technique à Budapest, on lui tire bien bas notre chapeau. David Vogel, dans SHALOM ALLAH, prône, lui, la tolérance religieuse. Que recherchent les personnes qui se convertissent à une religion? s’interroge-t-il. Avant tout la paix intérieure. Et comme une religion, quelle qu’elle soit, ne peut calmer toutes les incertitudes, l’homme doute encore et toujours. Cela ne fait-il pas la force et la beauté de notre humanité? Et puis il y a Malika, cette vieille Algérienne qui occupe tout l’écran dans 143 RUE DU DÉSERT, de Hassen Ferhani et résiste à sa manière, comme elle l’a toujours fait. On a encore dans les yeux le rose pâle de sa robe et du désert, contre le bleu délavé des murs de son bistrot et du ciel, la caméra jouant de ces deux cadrages par la porte de l’établissement. Dans son relai en bordure de route, Malika contemple l’étendue du désert, avec son chat Mimi pour seule compagnie. On y consomme un café ou un œuf sur le plat saupoudré de sable, tout en discourant sur le monde. Il n’y a plus de travail et la corruption règne. «Il nous faudrait un homme honnête à la tête du pays, un qui nous débarrasserait des pilleurs», lâche Malika, lucide et parfaitement au courant de l’actualité grâce à son petit transistor crachotant. Elle n’a pas besoin de droits, elle est indépendante, clame-t-elle bravache, même si on craint pour son avenir. ARGUMENTS, le documentaire d’Olivier Zabat, montre comment il est possible d’apprivoiser son meilleur ennemi, à savoir: soi-même. Il nous donne à entendre les voix des schizophrènes, qu’on appelle désormais des «écouteurs de voix» pour éviter de les enfermer dans la discrimination. La souffrance, mise en mots et à distance, est visualisée. Il s’agit de trouver un compromis viable avec son adversaire intérieur en ouvrant le dialogue avec lui. «J’aimerais pouvoir être spontané comme les autres, au lieu de prévoir mille choses qui iront mal», confie un «entendeur». On le comprend. Pour finir, ÊTRE JÉRÔME BEL, de Sima Khatami et Aldo Lee, vaut le détour, pour peu qu’on s’intéresse aux notions d’art et d’artiste. A la sortie de la projection, il y avait ceux qui adoraient ce chorégraphe contestataire et jubilaient de sa nième preuve de nihilisme et il y avait ceux qui râlaient, pestant contre l’imposture. Mais il ne faudrait pas oublier que ce film n’est pas l’œuvre de Jérôme Bel, certes à son grand dépit, mais bien celle de deux réalisateurs ayant refusé de se laisser vampiriser par lui. Ainsi, on peut s’interroger sur l’obsession de cet artiste à vouloir à tout prix mettre en scène «des gens sans pouvoir de représentation». Et si la raison en était qu’il s’arrogerait ce droit en toute exclusivité? Une belle mise à nu d’un créateur à l’égo surdimensionné clamant que «le théâtre est l’endroit du faux par excellence». On le réalise bien en regardant ce documentaire. Cet artiste n’a plus rien à dire et il pousse la conscience professionnelle jusqu’à le prouver face à la caméra! Une vraie prouesse quand on y pense.

Valérie Lobsiger, pour Aux Arts etc., août 2019.