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POUR UNE DÉ-HONTE-OLOGIE

eribon bis Photo: Rafaël Newman

 

 


DIDIER ERIBON AU THEATER NEUMARKT LE 29 SEPTEMBRE 2019

Texte: Rafaël Newman


C'était dans le cadre des trois jours du Neumarkt: ici

Schweizer Propaganda du 27 au 29 septembre 2019


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Pour une dé-honte-ologie: Didier Éribon au Theater Neumarkt

C’était la dernière des douze «positions» proposées par le metteur en scène et auteur Boris Nikitin pendant trois jours de la «Schweizer Propaganda Konferenz» au Theater Neumarkt, du 27 au 29 septembre 2019. Après des interventions d’artistes, performers et penseurs/euses tels que Brandy Butler, Dean Hutton et Geoffroy de Lagasnerie, des lectures et performances dédiées à la discrimination, la subversion ou au capital culturel, voire à l’institution du musée comme cimetière de l’activisme politique, la conférence s’est achevée avec un dialogue entre Nikitin et Didier Eribon à propos de la honte.

Eribon, sociologue et intellectuel public français connu chez lui pour son opposition rigoureuse au régime néo-libéral d’Emanuel Macron, est surtout célébré dans le monde germanophone depuis sa publication en traduction allemande pour Retour à Reims (2009, «Rückkehr nach Reims» 2016). Dans cette mémoire socio-politico-autobiographique, Eribon se sert de ses propres expériences pour analyser la dérive de la classe ouvrière française de gauche à droite dans les dernières décennies.

UNE OEUVRE LARGE
Mais son œuvre est large, comprenant une biographie de Michel Foucault devenue incontournable, une critique sévère de la psychanalyse, des interrogations sur la «question gay» et une «auto-analyse» qui pense la société «comme verdict», cette dernière mêlant des théories de la classe et de l’identité aux lectures  de textes littéraires d’Annie Ernaux, Toni Morrison et autres, qui l'ont particulièrement frappé.
Pourtant, malgré tous ces intérêts, Nikitin a introduit cet homme «qui n’a pas besoin d’introduction» en tant que «expert de la honte» (voir «shame expert», la conversation ayant lieu en anglais).

HONTE OU INSULTE?
Et Eribon de répondre avec un sourire un peu gêné – d’ailleurs, son attitude était marquée tout le long de l’entretien par une modestie charmante, ponctuée par la ferveur presque balbutiante d’un militant progressiste – et de remplacer le mot «honte» par le terme «insulte», ce qui lui a permis d’insister sur l’extériorité, voire l’existence préalable à l’individu éprouvant la honte, d’une institution carrément idéologique, tenue à maintenir les systèmes et les structures sexistes, homophobes et patriarcaux. Et ces systèmes et structures comprennent selon Eribon non seulement les «forces de l’ordre» traditionnelles, telles que la famille nucléaire hétérosexuelle, l’école et la loi, mais aussi même des idéologies se voulant libératrices, notamment la psychanalyse, qui, elle, ne voit qu’une «déviation» pathologisée en l’homosexualité, et qui n’a «libéré» le désir féminin que pour le reléguer sous le signe de la castration.

DE VIOLETTE LEDUC À VIRGINIE DESPENTES
Mais Eribon a aussi parlé en termes touchants de son espoir en pouvant témoigner de la disparition d’une certaine insulte, citant l’œuvre de Violette Leduc, «La Bâtarde» (1964) pour noter le fait que la naissance hors mariage n'est plus de nos jours une source de honte, et que cette victoire sociale est due à la lutte féministe. En même temps il a constaté que l’on n'est pas aussi loin en éliminant le stigmate des opprobres homophobes, malgré des Pride Days et une politique identitaire qui prône la transvaluation des insultes en badges d’honneur; et il a rappellé les représentations des figures homosexuelles dans la culture populaire, vouées inévitablement à la mort, pour discerner la même logique d’exclusion, voire d’élimination dans la persistance d’un «entraînement» hétérosexuel des jeunes gens hors des centres métropolitains. (On pense là aussi aux textes de deux autrices françaises de deux générations distinctes, «Mémoire de fille» d’Annie Ernaux et «Les Chiennes savantes» de Virginie Despentes, qui elles tracent une ligne d’héritage déprimante dans sa non-évolution entre l’internalisation de la honte de la première, après un épisode d’abus sexuel dans les années 50, et la violence suicidaire de la seconde, après un viol et l’écroulement de l’illusion romantique, dans la décennie post-Thelma and Louise.)

DE LA VULNÉRABILITÉ
Dans sa conclusion Eribon a cité sa collègue Judith Butler, qui nomme la vulnérabilité comme catégorie identitaire égale aux autres plus connues, pour parler de son travail de mémoire sur sa propre mère, dont la vie s’est achevée dans un foyer de retraités, soumise au bon vouloir d’un état néo-libéral obsédé par l’austérité. Et il a rappellé une œuvre de Simone de Beauvoir peu lue de nos jours, «La Vieillesse» (1970), pour réclamer pour ces sujets extrêmement vulnérables – les femmes pauvres, vieillissantes dans les circonstances contraintes et hostiles comparables à celles des personnes de couleur, des migrants, ou bien des personnes LGBTQ+ – les mêmes droits et la même lutte.
 
UN PEU DE PROPAGANDA
En ce qui concerne la propagande, comme son partenaire Geoffroy de Lagasnerie, qui a parlé plus tôt la même journée de la nécessité d’une politique de gauche aussi cynique et aussi maline que celle de la droite, Didier Eribon a réclamé pour ses propres propos le statut d’un activisme égal et opposé à celui des «forces de l’ordre» en signant un exemplaire du «Retour à Reims» et le désignant, avec un petit clin d’œil: «Un peu de propaganda»…

Rafaël Newman, 30/09/2019