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PORTRAIT DE LA JEUNE FILLE EN FEU
Champ de hautes herbes, plage battue par les vents, clair-obscur des intérieurs...Une attention extrême est apportée aux plans successifs, aux couleurs (comme ici avec ces deux couleurs complémentaires), à l'éveil d'une passion interdite.
SOLIDARITÉ FÉMININE ET PORTRAIT D'UNE PASSION
Texte: Valérie Lobsiger
PORTRAIT DE LA JEUNE FILLE EN FEU, de Céline Sciamma (F. 2019, 119mn), prix du scénario au Festival de Cannes 2019
Sur les écrans suisses alémaniques à partir du 24 octobre 2019
Le 22 octobre 2019 à midi à Zurich au Paris en présence de la réalisatrice Céline Sciamma
Et le soir à 18h15 au Kult Kino à Bâle.
Au Lunchkino (arthouse Le Paris) du 17 au 23.
PORTRAIT D’UNE PASSION qu’embrasent des regards de peintre, ce dernier film de Céline Sciamma est une pure réussite. Non seulement le film tient en haleine, mais il donne à voir le portrait d’une rare solidarité féminine et questionne sur l’art. C’est aussi une œuvre hautement esthétique où le traitement des images évoque la peinture hollandaise (intérieurs, vanités). La réalisatrice a fait appel à une vraie peintre, Hélène Delmaire, et cela saute aux yeux. On suit avec intérêt les envolées de sa main sur la toile, ses repentirs. Une attention extrême est apportée aux plans successifs, aux couleurs (la robe de laine orange de la peintre versus la robe de soie verte du modèle), aux lignes directrices (on garde en mémoire l’image des trois femmes jaillissant ensemble d’un champ de hautes herbes ou encore celle où les mêmes sont alignées sur un champ de travail, de la servante qui brode à la jeune aristocrate qui coupe le pain, en passant par la peintre qui sert le vin entre les deux). Sans oublier la musique originale co-composée par Para One et Arthur Siminini, avec cet époustouflant moment a capella au milieu du film scellant l’amour et la sororité.
ENTRE TROIS FEMMES FORTES, une solidarité sans préjugé de classe se forge. Mais reprenons. Au XVIIIe siècle, sur une île battue par les vents (en réalité, la presqu’île de Quiberon), Héloïse (Adèle Haenel, qui a des faux airs d’Emma Thomson dans sa jeunesse) a été sortie du couvent pour être mariée à un aristocrate milanais. Mais auparavant, un portrait de la jeune fille doit être adressé au prétendant. Pour ce faire, la mère mandate Marianne (Noémie Merlant, au regard de braise). Comme Héloïse refuse mariage et portrait, Marianne doit la peindre de mémoire. Sous l’alibi de dame de compagnie, elle l’observe donc à la dérobée. Le manège dure un temps (on s’étonne quand même que l’odeur de la peinture à l’huile n’ait pas trahi l’artiste) jusqu’à ce que, son portrait terminé, Marianne avoue à Héloïse qu’elle l’a peinte à son insu. «C’était donc ça, vos regards?» Fureur et déception, les sentiments commencent à poindre sous les mots cinglants. La colère fait long feu et tacitement, elles se retrouvent à soutenir Sophie, la servante enceinte.
QU’EST-CE QUE L’ART? L’art ne saurait se contenter d’une simple reproduction de la réalité, il y a forcément interprétation. Héloïse contemple son portrait, désappointée. «Vous me voyez comme ça?» «Il ne s’agit pas que de moi, rétorque Marianne, il faut tenir compte des règles, des conventions, des idées». Avec plus d’un siècle d’avance, Héloïse prône rien de moins que l’affranchissement déclaré des règles au profit de l’expression, sinon de la vie intérieure du modèle, du moins celle de l’artiste. Elle va d’ailleurs souffler à Marianne une scène d’avortement au trait beaucoup plus libre. La réalisatrice profite alors du sujet pour poser la question de qui observe qui. De passif, le sujet s’anime, révélant ses propres observations à une Marianne bouche bée. De là à interférer dans l’acte de création… Ne trouve-t-on pas ici une réflexion qu’on pourrait placer à l’origine des performances expérimentales des années 60?
Décidément, les protagonistes de ce film sont sacrément avant-gardistes.
V.L. 10.10.19