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ALICE ET LE MAIRE

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jonone2 280Anaïs Desmoutier conserve tant bien que mal la distance nécessaire à sa mission

jonone3 280Vous sauvez pas mal de mes journées en ce moment....
Alice offre LesAlice offre «Les Rêveries du promeneur solitaire» à Paul...


CEUX QUI NOUS GOUVERNENT ONT-ILS ENCORE LE TEMPS DE PENSER?

Texte: Valérie Lobsiger


ALICE ET LE MAIRE, DE NICOLAS PARISER (F, 2019, 1h45), Label Europa Cinémas à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes 2019.

A partir du 2 juillet sur les écrans suisses alémaniques.

Au Lunchkino auparavant à Zurich


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Quand penser devient un métier à part entière, est-ce que cela ne serait pas un signe que la société va mal?

EN PANNE D’IDÉES, EST-CE QUE ÇA SE SOIGNE? Paul Théraneau (Fabrice Luchini très concentré et convaincant dans son rôle), maire socialiste de Lyon depuis trente ans, «n’arrive plus à penser». Idéaliste (il croit aux idées, au progrès, aux vertus de la justice et des luttes sociales), divorcé (car «la politique, c’est comme la musique ou la peinture, c’est toute la vie, tout le temps»), ne sachant faire que de la politique, il avoue un malaise. Se sent «comme une voiture de course, avec un moteur très puissant, qui tournerait à vide». Préférant l’aide de la philo à celle d’une thérapie, il nomme la jeune Alice Heimann, diplômée philosophe (Anaïs Desmoutier dont il est impossible d’oublier le lumineux visage au sourire imperceptible) «à la prospective et aux idées» avec mission de «le faire penser». Il faudrait déjà prendre un peu de recul pour réfléchir à ce qu’on entend par «idée». Mais comment faire quand on a un emploi du temps surchargé et qu’on court d’une brèche à l’autre?

COMMENT PAUL EN EST-IL ARRIVÉ LÀ? Le film offre matière à réflexion: Tout est aujourd’hui pensé en termes de marketing et non d’intérêt pour autrui. Alors que les sans-papiers vivent dans des conditions d’hygiène scandaleuses, chacun à la mairie se défile pour recevoir leur délégation. Résultat, c’est Alice qu’on parachute au rendez-vous sans aucune connaissance du dossier. Les luttes intestines et l’ambition personnelle priment sur le bien commun. Daniel, le directeur «de la Com» veut «tuer» Alice parce qu’elle a reçu un plus grand bureau que le sien. On raisonne en tweets de 140 signes, alors «excuse-moi mais on n’a pas le temps de réfléchir, là!» Un Comité de réflexion baptisé Lyon 2500 patauge dans les formules générales et les phrases choc dépourvues de sens («agencement du vivre ensemble», «fédéralisme transversal», «union internationale des mégapoles pour le progrès») au lieu de se pencher concrètement sur la qualité de vie des citoyens. Le cynisme et l’arrogance des financiers ne connaît pas de limite et on rampe devant eux. «Comment peux-tu ne pas rappeler Patrick Brac?! Il finance tout un tas de projets à Lyon!» lance la directrice de cabinet à une Alice interdite. Ledit Brac la toise ensuite de son mépris lorsqu’elle lui explique qu’elle a «besoin de beaucoup penser à ce qu’elle va dire avant de le dire». «C’est peut-être la trouille» réplique-t-il, sarcastique. Au mieux, on se contente de «gérer la pénurie», au pire, de «continuer à miser sur le progrès». Or comme dit Alice, le progrès, c’est «aller d’un point A à un point B, non?» On comprend qu’au-delà du monde politique de gauche comme de droite, c’est toute la société qui fonctionne désormais sur ce mode superficiel.

QUELLES CONSÉQUENCES POUR CES DÉRIVES? Fort logiquement, un sentiment d’impuissance et de colère en découle. Les citoyens se sentent trahis. Les élus ne les reflètent plus. Une perte de confiance dans les institutions et dans la démocratie elle-même s’instaure. Ce n’est pas l’actualité qui va nous contredire, avec la condamnation ces jours-ci des époux Fillon pour enrichissement personnel, détournement de fonds publics, recel et complicité d’abus de biens sociaux… L’élite manque singulièrement à son devoir d’exemplarité.

QUE FAIRE? Ne faudrait-il pas commencer par remettre un peu de modestie dans les têtes qui enflent? Alice préconise aussi un retour à la «décence commune» chère à George Orwell. Se soucier de progrès social et de solidarité, aider à «faire perdurer un peu de la beauté du monde dans la vie des gens». Soutenir par exemple un imprimeur pour qu’il continue à publier «de vrais livres», plutôt que de l’encourager au tout numérique.
Il faudrait ensuite se demander ce que peut prendre en charge le politique «dans les limites des ressources de la planète». Sans toutefois tomber dans le catastrophisme, symbolisé dans le film par Delphine, une artiste qui voit déjà la fin du monde et finit par atterrir à l’hôpital psychiatrique. Certains hommes politiques font comme si la croissance allait revenir, remarque Alice. Or, «l’énergie gratuite, c’est fini».

Le film s’achève en toute beauté sur un discours que concoctent Alice et Paul. Il replace ce dernier dans la droite ligne de ses idées retrouvées. «Il ne suffit pas de dire que nous allons lutter contre le monde de la finance». Car le monde de la finance, «ce sont nos enfants», l’élite de la République formée dans les écoles d’ingénieurs «pour devenir ingénieurs, et non banquiers», dans celles de commerce «pour devenir entrepreneurs, et non banquiers», dans celle de l’Ecole Nationale d’Administration «pour devenir serviteurs de l’Etat, et non banquiers»… S’il reste bien sûr un grand fossé à franchir entre idées révolutionnaires et mise en pratique, il n’en demeure pas moins vrai que c’est en parlant des possibles qu’on pourra changer les mentalités. En essayant de trouver un sens à ce qu’on fait aussi.

VL 30.06.20