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NOUS OUVRIR LES YEUX SUR LE MONDE TEL QU'IL EST!

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jonone3 280Der Ast auf dem ich sitzeEden für jeden
reveil sur mars
VonFischenUndMenschen DCH Plakat B1SousLaPeaupomme de discorde
Merci aux documentaristes suisses, qui grâce à leur travail de qualité, nous ouvrent les yeux sur le monde tel qu’il se porte aujourd’hui.
holy highway une couleursHOLY HIGHWAY, de Gianlucca Monnier et Andrée Julika Tavares. En Inde, la construction d’un tronçon de 8 kilomètres d’autoroute dans le Sud de l’Etat de Goa menace de détruire un village et pollue déjà la rivière attenante...


LES 56ÈMES JOURNÉES DE SOLEURE EN LIGNE: SUITE ET FIN

Texte: Valérie Valkanap


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Après une première revue de huit films, Valérie Valkanap nous présente encore douze œuvres remportant son adhésion. Onze en fait. Car NOT ME, A JOURNEY WITH NOT VITAL, de Pascal Hofmann l’a déçue. Dans ce documentaire qui se veut poétique, elle n’a pas fait plus ample connaissance avec Not Vidal, l’artiste grison. Tout reste trop énigmatique. Le cinéaste y parle de lui, monopolisant la parole au détriment de son sujet. Badin, le Grison qualifie lui-même de «saugrenu» le scénario auquel on le soumet. Trop de poésie tue la poésie, pourrait-on dire tandis que la posture adoptée par le cinéaste se révèle accessible aux seuls initiés.

Qu’est-ce qui peut pousser quelqu’un à vouloir prétendre qu’enfant, il a été victime de l’holocauste? W-WAS VON DER LÜGE BLEIBT, documentaire de Rolando Colla, plonge dans les méandres de la conscience pour tenter de répondre à cette question. Dans son livre «Fragments» paru en 1995, Binjamin Wilkomirski s’était mis en scène en tant que premier enfant, sans famille et sans identité, pour témoigner de sa vie en camp de concentration. Eloges et prix le récompensent jusqu’à ce que, trois ans plus tard, Daniel Ganzfried, journaliste chargé de rédiger son portrait, découvre l’imposture. B.W. est en réalité un orphelin suisse adopté en 1945 par une famille aisée. S’inventer une histoire peut-il aider à surmonter une petite enfance violentée? B.W. a des réminiscences inexpliquées et rêve tellement d’une appartenance qu’il confond celles-ci avec la réalité. Jusqu’à quel point B.W. était-il conscient? Il aurait pu avoir une belle vie, doué comme il l’était pour la clarinette et l’écriture. S’il l’a gâchée, n’est-ce pas la preuve que quelque chose de plus fort le perturbait?

C’est à distance que, dans NEMESIS, Thomas Imbach filme de 2013 à 2020 la destruction de la vieille gare de Zurich, puis la construction d’un gigantesque centre de détention pour réfugiés. Les récits de vie des demandeurs d’asile se succèdent en voix off tandis qu’à l’écran, les images du lieu défilent, parfois poétiques, cocasses, absurdes. L’endroit se transforme au gré des saisons, sur fond de couchers et levers de soleil grandioses. Comme «Micromégas» de Voltaire, on se prend à questionner l’agitation de créatures aussi petites que des Duplo. A-t-elle un sens? Camionnettes et bulldozers s’activent jour et nuit, tels des jouets lancés dans toutes les directions. «On va en détention quand on a fait quelque chose de mal, non? » interroge à plusieurs reprises le cinéaste, pendant que le guitariste country Ben Harper fredonne «There is no mercy in this land». Le réalisateur nous apprend que Némésis, la déesse grecque, s’est détournée de l’homme, l’abandonnant à sa décadence. Billy Bragg chante «I don't need to be forgiven / For something I haven't done (…) Just don't be surprised / If I can't summon up my dignity / While you're roughing up my pride» tandis que les ouvriers du bâtiment, fiers d’avoir mis leur force physique à contribution, trinquent à l’achèvement du gros œuvre.

SCHEME BIRDS, de Ellen Fiske et Ellinor Hallin, bouleverse. Encore un documentaire qui aborde l’avenir de la jeunesse. D’emblée, on se prend d’empathie pour Gemma. Peut-être parce que c’est par sa voix que son histoire nous est racontée. La frêle et fine jeune fille, 18 ans, fait du jogging clope au bec. Parle comme un mec. Dit qu’ici, on passe son temps en altercations dégénérant en baston et qu’elle n’est pas du genre à se défiler. Gemma vit avec son grand-père qui l’a élevée. Il l’entraîne à la boxe et élève des pigeons. Elle est née en Ecosse, l’année où l’usine métallurgique de sa ville a fermé. Depuis, dans son entourage, personne n’a de travail; par contre on fume et boit à outrance, en plus de se bagarrer. Voilà qu’elle tombe enceinte de son petit ami Pat et emménage avec lui dans une tour lugubre, située dans un quartier où s’affrontent les bandes. L’horizon s’annonce singulièrement sombre mais, dans l’adversité, Gemma semble se réveiller.

Retour en Suisse, à Zoug, où Luzia Schmid, réalisatrice de DER AST, AUF DEM ICH SITZE, a grandi dans un milieu conservateur libéral. Son éducation pragmatique lui a enseigné qu’on ne scie jamais la branche sur laquelle on est assis. Et pourtant. Voilà que la cinéaste questionne le fondement de la richesse de Zoug, et partant, de sa famille, résidente de ce canton. Ce qui rend le lieu si attractif est la possibilité de s’y faire domicilier afin de bénéficier d’une exemption fiscale (Si, par exemple, une entreprise réalise 80% de ses recettes à l’étranger, elle ne sera taxée que sur les 20% de son chiffre d’affaires réalisés à Zoug). On se retrouve bientôt en Zambie. Pays riche en ressources naturelles (dont le cuivre), la Zambie perd pourtant chaque année 3 milliards de dollars d’impôts à cause de l’évasion fiscale des compagnies minières privatisées. Le canton, avec Glencore en tête de liste, participe-t-il à l’exploitation des pays du tiers monde tel que la Zambie? Sur place, à part le conseiller d’Etat Hans-Peter Uster, la plupart des Zougois ne se sent pas concernée. Où s’arrête la morale dans un univers mondialisé? interroge Luzia Schmid. La réalisatrice démontre que tant qu’une entreprise ne paiera pas ses impôts là où elle exerce son activité principale, la croissance économique, credo du capitalisme, ne sera pas inclusive.

Après une telle remise en cause, on souffle un peu avec le joyeux moment de délassement que nous offre EDEN FÜR JEDEN, une fiction de Rolf Lyssy. Les Suisses alémaniques grincheux y sont gentiment moqués, pris en flagrant délit de se bouffer le nez entre voisins. Ils sont membres d’une association pour l’exploitation commune d’un jardin familial opportunément dénommé Eden et s’espionnent en douce. Où l’on se voit confirmé, en la personne de son président à fort accent italien, qu’il n’y a pas pire suisse que l’étranger fraîchement assimilé! Celui-ci ne fait-il pas trop de zèle, brandissant le règlement pour faire respecter l’ordre et la discipline précisément défaillants dans son pays («C’est une démocratie ici, on n’est pas en Italie!» lance-t-il)? On rit de bon cœur.

Avec RÉVEIL SUR MARS, documentaire de Dea Gjinovci, la réalité nous rattrape. Un petit garçon, réfugié avec sa famille dans un coin retiré de Suède, tente de s’y soustraire en bricolant un vaisseau spatial qui lui permettra de s’évader sur Mars. Il faut dire qu’il vient du Kosovo, que sa famille a déjà été renvoyée deux fois et que ses deux sœurs adolescentes sont atteintes du «syndrome de résignation», l’une depuis cinq ans, l’autre depuis trois. Apparu en Suède pour la première fois en 2000, ce mal s’apparente à une hibernation. Le corps consomme très peu d’énergie et le cœur bat très lentement. Le malade gît, inerte. La cause serait due à une anxiété et un stress extrêmes. Les jeunes filles vont-elles se réveiller? On partage la souffrance de cette famille soudée qui s’épuise sans cesser d’espérer.

Autre drame, fictif celui-là, VON FISCHEN UND MENSCHEN (qui s’avérera primé comme première œuvre au terme du festival), de Stefanie Klemm. Milla, enfant vive et enjouée, imagine des hérons au bord de son lit et «plante» des poissons morts avant de les arroser. Un soir, elle fait une chute malencontreuse provoquée par un individu en fuite. Sa mère, Judith, élève des truites quelque part entre Bienne et Delémont. Elle est assistée par Gabriel, un ancien toxico reparti à zéro. Retrouvé par son frère qui, lui, l’est resté, Gabriel, pourtant clean, commet sans le vouloir l’irréparable. Parlera-t-il à Judith? Filmée de main de maître, cette première œuvre affiche un suspens irréprochable, une tension extrême et un dilemme cornélien.

Comme tous les films abordant une question actuelle de société, SOUS LA PEAU, de Robin Harsch, enflamme. Qu’est-ce qu’un transsexuel et qu’est-ce que ça fait d’en être un/une? Un transsexuel est une personne qui est née avec des attributs sexuels qui ne correspondent pas à son ressenti. Et non un «travelo» ou une «pédale» comme peuvent le décrire de façon insultante les ignares. Il faut louer à ce propos le travail informatif accompli par les associations accompagnant les trans, et montré dans le film, tel celui mené dans les écoles. A l’âge d’Aurélie devenue Logan, Robin Harsch nous confie qu’il faisait tout pour prouver qu’il était «un mec»: «Logan, lui, fait tout pour prouver qu’il n’est pas une fille». Cette remarque du réalisateur fait mouche. D’ailleurs, qui voudrait volontairement s’infliger injections d’hormones, ablation des seins ou incorporation d’implants mammaires et, pour finir, opération des organes génitaux, en plus d’un suivi psychologique sur des années, s’il n’était intimement convaincu d’appartenir à l’autre sexe? Le suivi social et individuel, mais aussi le soutien de la famille, détermineront la réussite de la reconstruction. L’épanouissement n’est-il pas en effet ce qu’on peut souhaiter de mieux pour son enfant?

HOLY HIGHWAY, de Gianlucca Monnier et Andrée Julika Tavares, nous transporte en Inde, où la construction d’un tronçon de 8 kilomètres d’autoroute entre Charrasta et Mashem dans le Sud de l’Etat de Goa menace de détruire un village et pollue déjà la rivière attenante. Il s’agit de relier une station balnéaire à l’aéroport en moins d’une heure, contre deux par la route existante, dans le but d’amener plus de touristes. La construction des pylônes éventre des maisons, met à ciel ouvert des cuisines, couvre de poussière le linge qui sèche, les cocotiers et manguiers non encore arrachés. Elle plonge la végétation dans l’ombre, transforme en boue la rivière, perturbe les nids de tortues sur les plages. Plus de soleil, plus d’arbres, plus d’oiseaux, plus de poissons. Les vaches, indifférentes, traversent la quatre-voies en construction, avalant ici et là un sac d’ordures. Les villageois ne seront pas indemnisés et de toute façon, ils n’ont nulle part d’autre où aller. Le gouvernement invoque, lui, Le Développement. On le sent depuis le début, même si les villageois résistent, la cause est perdue. Dans l’Etat de Goa, 130 kilomètres d’autoroutes supplémentaires sont en cours de construction et 23 hectares de forêts protégés par une loi de 1980 vont passer d’ici peu au bulldozer.

Goa, c’est loin de nous. On en trouve cependant un certain écho dans le documentaire POMME DE DISCORDE (Alerte pesticides) de Daniel Kunzi. En Suisse, annonce le cinéaste en préambule, les terres agricoles sont généralement sacrifiées pour construire des terrains de golf, des bâtiments mais aussi des bretelles d’autoroute. Et chaque année des vergers disparaissent. A côté de cela, notre pays (et avec lui, l’Europe, la Chine et les Etats-Unis) importe du Chili des pommes Gala, des Grany Smith et des Pink Lady. Parti mener son enquête sur la culture intensive pratiquée là-bas, le réalisateur nous apprend que les fruits («cueillis par les esclaves du XXIe siècle») sont passés dans un produit fortement chloré, puis dans une machine qui les enduit de cire, avant d’aller dans une chambre réfrigérée imprégnée de produits chimiques. Ils embarquent ensuite dans des camions qui les amènent au port de Valparaiso où, à bord d’un cargo (dont la pollution d’un seul équivaut à celle émise par quelques 40 millions de voitures), ils longeront la Colombie, le Pérou, l’Equateur et franchiront le canal de Panama puis traverseront l’Atlantique sur 9000 km. Enfin, au port de Rotterdam, ils seront acheminés aux divers points de vente européens. Quand on sait qu’un arbre fruitier met dix ans avant de donner des fruits, on comprend non seulement l’impatience du consommateur à croquer la pomme, mais celle des éleveurs de bovins: on préfère destiner un terrain agricole à une halle d’engraissement pour mille taureaux qu’à un verger, vu qu’un bœuf se rentabilise plus vite qu’un pommier. Mais ce qu’on découvre, c’est que les produits chimiques intensivement employés dans la production au Chili proviennent du principal centre de production mondiale de pesticides de Syngenta sis … à Monthey. S’ils sont interdits en Suisse, ces produits sont légaux outre-mer. A cause des traitements contre les insectes et les champignons, non seulement ils menacent la santé des ouvriers agricoles et des écoliers chiliens (30% des enfants souffrent de troubles de l’attention dus aux pesticides retrouvés dans leur urine), mais dans une moindre mesure, la nôtre également. Alors, les trous et les vers dans les pommes non traitées, ça continue de vous dégoûter ? Tout a un prix mais on ne voit pas toujours lequel.

Merci aux documentaristes suisses, qui grâce à leur travail de qualité, nous ouvrent les yeux sur le monde tel qu’il se porte aujourd’hui.

Publié le 29/01/2021