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«CONTRE-ENQUÊTES» DE NICOLAS STEMANN

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TRAVERSER LA MÉDITERRANÉE

Texte: Nedjma Kacimi


Nedjma Kacimi est une autrice franco-suisse d’origine algérienne installée à Zurich.
Son livre «Sensible» (éditions Cambourakis, Paris, 2021), Prix Littéraire de la Porte Dorée 2022, traite des répercussions de la guerre d’Algérie ( 1954-1962) dans la France contemporaine.

Cette critique a été écrite pour le Journal du Schauspielhaus ZH. Vous trouverez le texte en allemand ici.

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Au commencement était le livre. Un monument sacré au panthéon de la littérature française. Une histoire plantée au cœur de l’Algérie française. «L’Etranger» est l’ouvrage incontournable d’un auteur monumental et à ce titre, il est au sommet des classiques de la littérature. Le décor est planté. Le livre est là au centre de la scène, sur un piédestal aussi blanc qu’Alger la blanche. Albert Camus est indéboulonnable.
Jusqu’à ce que ce qu’un jour, tout bascule.
Qu’un autre texte s’impose. «Meursault, Contre-enquête» de Kamel Daoud. Qui ruine le fondement de l’Etranger.
Kamel dévisse Camus.
Le piédestal s’écrase au sol, pauvre colonne de plâtre qui ne résiste pas aux assauts de ce texte venu de nulle part, de ce nouveau texte surgit d’une Algérie depuis longtemps algérienne.
Il faut dire que Camus, précurseur de l’absurde, a laissé passer une absurdité.
Il faut dire que Camus, contempteur de l’injustice, a commis une injustice.
Revenons à «L’Etranger»: c’est l’histoire d’un homme qui va mourir, condamné par le tribunal de la bienséance, par une société que son étrangeté insupporte. C’est absurde et c’est injuste. Camus plante ainsi un javelot dans le ventre mou d’une peine de mort largement acquise. «L’Etranger» est un réquisitoire dressé contre l’absurdité humaine.
Alors, tout va bien. Où est le problème?
Le problème, c’est que «L’Etranger», c’est le récit d’un homme – Meursault - qui va mourir, adossé au non-récit d’un autre homme – l’Arabe - qui est mort.
Meursault a tué un Arabe par inadvertance.
Meursault a tué un Arabe dont on ne sait rien.
L’Arabe est mort. Meursault va mourir. Il y a deux morts et Camus n’en retient qu’un.
La vie tragique de Meursault versus la mort sans intérêt de l’Arabe.
Un Arabe qui, c’est notable, n’a pas de nom.
Jusqu’à ce que Daoud lui en donne un: c’est donc Moussa qui est mort.
Daoud défie Albert.
«L’Etranger», c’est en quelque sorte l’assassinat d’un homme qui n’a pas de nom par un homme qui sait écrire. Et Daoud de montrer combien Camus est un Algérien de son époque, oublieux des Arabes qui l’entourent.
Voilà donc ces deux livres exposés sur la scène, l’un surplombant l’autre qui en scie les fondements. C’est l’heure de Moussa. Justice est rendue.
«Contre-Enquêtes» de Nicolas Stemann s’ouvre sur cette confrontation des textes et l’on pourrait s’en tenir là. Penser qu’il s’agit d’une pièce sur une polémique littéraire: «L’Etranger» versus «Meursault», le match Camus-Daoud, le prix Nobel face au Prix Goncourt du premier Roman. Et se croire spectateurs d’une querelle d’écrivains.
Mais ce serait rater la seconde vague.
Le nouveau séisme.
Un branle-bas qui nous arrache à notre condition de spectateurs.
C’est tout le génie de «Contre-enquêtes» (notez bien le pluriel) qui multiplie les points de fuite, contrebalance les points de vue et soumet notre jugement au conflit de positions antagonistes.
Car «Contre-enquêtes», c’est le face à face de deux Algériens - Camus et Daoud - mené par deux Français: Mounir et Thierry.
Et là, ça devient vertigineux.
Les mises en abîmes se succèdent.
A qui a-t-on affaire sur cette scène du Schauspielhaus de Zurich? A deux comédiens qui incarnent tour à tour les auteurs de ces romans, tout comme leurs personnages, ou à Mounir Margoum et Thierry Raynaud, respectivement fils de colonisés et fils de colons?
Et les choses basculent encore une fois. Car avec «L’Etranger» et «Meursault», on est encore sur la terre algérienne, colonisée puis indépendante, tandis que «Contre-enquêtes» nous fait traverser la méditerranée, nous ramène par le collet sur terre européenne et pose la question: on en fait quoi maintenant de cette histoire-là? «Contre-Enquêtes» nous impose de penser ce passé à vif, ce conflit de cœur qui travaille la France contemporaine.
Et ce n’est pas facile. C’est même terriblement difficile de revenir sur cette histoire coloniale. Je le sais pour m’y être attelée et avoir aussi confronté Camus à Mouloud Feraoun puis Daoud. Et je croyais en avoir fait un peu le tour, sauf que Nicolas Stemann m’embarque à nouveau. Car il prend des risques, s’aventure dans les zones troubles du pardon et de la culpabilité – il sait pourquoi, vous le saurez aussi - et ose même suggérer qu’un discours mollement confraternel - les Arabes sont nos frères - est aussi un moyen de faire taire les doléances. «Contre-enquêtes» réouvre les dossiers classés sans suite et nous enjoint d’en faire notre affaire.

Publié le 27 janvier 2023