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DU 17ÈME SIÈCLE À NOS JOURS

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ALAIN MABANCKOU ET LA LITTÉRATURE AFRICAINE

Texte: Laurence Hainault Aggeler


Chaire de Littérature et de Culture françaises EPFZ    
Semestre d’automne 2022

Alain Mabanckou parle de l’Afrique

La Chaire dans notre rubrique Lieux.

L'invité du semestre de printemps 2023 est Dominique Rabaté. En savoir plus



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«JE METS DES COULEURS LÀ OÙ RÈGNENT LES TÉNÈBRES»
Grosses lunettes bordées de motifs léopard, vêtements et couvre-chef bariolés, l’écrivain Alain Mabanckou est un professeur d’université haut en couleur, autant par sa mise qu’en raison d’une verve enjouée et métaphorique. Grand, solide, son large sourire impose une présence forte et sympathique. D’entrée, l’enseignant noir tend la main au public blanc: «La littérature africaine, fille incestueuse de la littérature française, interroge la perception de l’autre. Comment nous regardons-nous? Noirs et Blancs, les uns les autres, et comment nos Histoires sont-elles entremêlées?» Trois invité·es, ont participé à son séminaire, deux auteur·es, le Sénégalais Mohammed Mbougar Sarr, la Gabonaise Charlyne Effah, et la coproductrice de son film «Noirs en France», la Française Aurélia Perreau. Durant trois après-midis, ils dialoguèrent avec le Professeur et écrivain franco-congolais. La dynamique du discours pluriculturel prit ainsi le pas sur le savoir figé.

RÉTROSPECTIVE DE LA LITTÉRATURE AFRICAINE D'EXPRESSION FRANCAISE
La première session rappela aux néophytes les événements initiateurs d’une littérature africaine d’expression française écrite par les Noirs. Tout commence au 17e siècle avec les voyages des explorateurs occidentaux dont les récits présentent une Afrique légendaire pleine de mystères. Au 19e siècle, Mungo Park modifie cette vision européenne et sur ses traces René Caillé visite l’actuel Mali, le Sénégal, l’Égypte, apprend les langues locales pour mieux faire connaître le continent. Toutefois cette littérature écrite par les Blancs parle surtout d’aventure et d’exotisme. Au début du 20e siècle, Bernard Moralis étudie les textes dramatiques et fictionnels écrits par des Noirs et l’un des premiers réquisitoires contre le colonialisme est édité: «Voyage au Congo» d’André Gide. Un premier congrès de la race noire a lieu en 1919. Entre les années 1920 et 1930, le courant littéraire et politique de la «négritude» rassemble des écrivains francophones noirs comme Léopold Sedar Senghor, Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas. René Maran obtient le prix Goncourt pour son roman «Batouala», où s’exprime la quête d’identité et de passé. L’ethnographe Michel Leiris publie des carnets de route sur ses voyages en Afrique et aux Antilles. Il y remet en question l’attitude colonialiste. Les opinions changent, la littérature africaine d’expression française s’impose. Le chef de la délégation du Mali à l’UNESCO, Ahmadou Hampaté Bà affirme la vitalité de la culture africaine orale, un patrimoine de l’humanité menacé de destruction, lors d'un discours qui reste dans toutes les mémoires.

THÉMATIQUE DE LA LITTÉRATURE AFRICAINE CONTEMPORAINE
La deuxième session présenta les principaux sujets abordés au cours des cinquante dernières années et quelques romans clefs. Le premier thème à retenir est celui de l’opposition entre traditions contre modernisme. Pour exemples: «Le soleil des indépendances» d’Ahmadou Kourouma dénonce les exactions et le démantèlement des sociétés traditionnelles, «Les crapauds-brousse» de Tierno Monénembo jette un regard intérieur sur les nations décadentes après l’euphorie de l’indépendance, «La grève des bàttu ou les déchets humains» d’Aminata Sow Fall illustre la lutte des mendiants prieurs chassés de la ville pour favoriser le tourisme. À partir des années 80, de nombreux romans parlent de l’entrée douloureuse des Africains dans le monde européen. «Le baobab fou» de Ken Bugul met en scène une jeune africaine immigrée en Belgique, son désarroi et ses expériences cruelles au plan culturel, idéologique et social. On retrouve cette trame narrative dans le roman de la Sénégalaise Fatou Diome, «Le ventre de l’Atlantique», ou dans celui de l’Ivoirien Bernard Dadié, «Un Noir à Paris». Dès l’an 2000 apparaît le thème de l’évolution de la condition féminine. Depuis 20 ans se multiplient les livres sur la violence, le racisme et l’intolérance ordinaires. À noter sur ces thèmes les témoignages de la guerre civile en Afrique dans «Allah n’est pas obligé» d’Ahmadou Kourouma ou encore le récit de Bessora, «53 centimètres». Quant à Werewere-Liking Gnepo, elle aborde le rêve d’une Afrique réhabilitée avec «Elle sera de jaspe et de corail. Journal d’une Misovire».

L’invité de l’après-midi, MOHAMMED MBOUGAR SARR, Prix Goncourt 2021 pour «La plus secrète mémoire des hommes», est un des écrivains africains actuels les plus connus. Selon lui, il existe un ensemble d’œuvres exemplaires dans la littérature africaine récente. Mais leur reconnaissance se heurte à quatre problèmes: le manque de recul donné par le temps, les références occidentales imposées et susceptibles de fausser leur authenticité, la nécessité de transcription d’une oralité, l'absence de cadres qui effectueraient un travail dialectique pour définir leurs canons. Ces difficultés majeures gênent une littérature africaine d’expression française soucieuse d’étendre son espace de légitimation.

PERCEPTION OCCIDENTALE DE LA LITTÉRATURE AFRICAINE
La troisième session fut réservée à l’étude de la construction d’une littérature africaine en dehors du centralisme français. Selon Alain Mabanckou la visibilité des auteurs africains ne doit plus être limitée, en raison d’intérêts économiques, à un type d’éditions mal organisées et mal vendues. Cela les isole tout en empêchant les éditeurs africains de se positionner. Et pourtant… 2007 ne fut-il pas un moment historique?  Le Goncourt, le Grand Prix du roman de l'Académie française, le Renaudot, le Femina, le Goncourt des lycéens furent décernés le même automne à des romanciers d'Outre-France. «Simple hasard d'une rentrée éditoriale concentrant par exception les talents venus de la périphérie, simple détour vagabond avant que le fleuve ne revienne dans son lit?» demande ironiquement Alain Mabanckou. «Bien sûr que non. Cela marque la fin de la francophonie et la naissance d'une littérature-monde en français» affirme-t-il.

L’invitée de l’après-midi, CHARLYNE EFFAH gomme le cliché de la femme africaine effacée dans son dernier roman, «La danse de Pilar», paru en 2018. Selon elle, la société actuelle postcoloniale cantonne l’autre à ses marges alors que de nouvelles identités se définissent. Des écrivains africains «diasporiques» se déplacent en dehors de l’Afrique. Ils appartiennent à deux espaces tout en partageant un imaginaire commun. Il faut donc cesser d’édulcorer les altérités afin d’ interpeller les visions fragmentaires et de sortir d’un point de vue euro centré.

DE L'AFRIQUE EN FRANCE
La dernière session du cycle compléta cette «libre traversée des lettres d’Afrique noire francophone» par une analyse de la perception occidentale actuelle. En introduction Alain Mabanckou fit un rappel historique des trois étapes qui ont mené à la situation présente. À la fin du 18e siècle, malgré l’abolition de l’esclavage, l’Afrique subit des lois discriminatoires. Mais on compte 40 000 personnes de couleur sur le sol métropolitain. Au 19e siècle, la création de la «Société des amis des Noirs» marque une tendance progressiste en dépit du retour de l’esclavage dans les colonies et de la remise en cause de son abolition. Aujourd’hui les Français de couleur exigent la validation de leurs droits sans devoir abandonner leur identité africaine. Et notre rôle à tous consiste à tenter d’éradiquer les traces de discrimination pour écrire une histoire collective.

«NOIRS EN FRANCE», un  film coproduit par Alain Mabanckou et Aurélia Perreau fut diffusé en janvier 2022 sur France 2. Ils sont jeunes, vieux, de Paris, Niort ou Bordeaux, à l’école primaire ou lycéens. Danseuse, aide-soignant, rapporteure à la Cour des comptes, rappeur, boxeuse, acteur-réalisateur, maîtresse de conférences, tennisman, journaliste ou ancien tirailleur, connus ou inconnus, mais tous possèdent un point commun : ils sont Français et noirs. À travers leurs parcours individuels et certaines archives se dessinent l’image que les Français se font des Noirs et la représentation que les Noirs se font d’eux-mêmes et de la France. Sans tomber dans la victimisation, le documentaire met en lumière les humiliations auxquelles sont encore confrontés les gens de couleurs vivant en France. Toutefois ce film reste porteur d’espoir car il montre le changement progressif des regards mutuels. La dernière invitée, AURÉLIA PERREAU est une journaliste française issue de la presse écrite. Elle se distingua par ses articles concernant la féminité, des reportages pour «Le Supplément» de Canal+ et sa collaboration avec Léa Salamé dans l’émission culturelle de France 2, «Stupéfiant». Spécialiste du travail documentaire, Aurélia Perreau possède une véritable intuition des moments saisissants et elle utilise des témoignages non militants. Résultat: un regard vrai sur un groupe qui parle de lui-même. Selon elle, coller au sujet, ne pas faire intervenir de Blancs a permis d’écarter les aspects politiques ou extérieurs, sources de dérapage.

DES ÉCRIVAINS DÉPOSITAIRES DE CULTURES MULTIPLES
Durant quelques semaines Alain Mabanckou a transmis un message: «L’écrivain africain francophone contemporain bénéficie certes de l'héritage des lettres françaises, mais il apporte aussi des éléments extérieurs pour briser les frontières, effacer les races, établir une fraternité». Au fil de ses conférences, chaque fait appelait le suivant, les illustrations validaient les arguments et l’humour n’était jamais loin. Les étudiant·es de l’EPFZ furent visiblement conquis par le charisme de ce maître du verbe.
L.H.A 01/2023