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SÉMINAIRE DE DOMINIQUE RABATÉ

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LA BIOFICTION RÊVE DANS «LES INTERSTICES DE LA RÉALITÉ»

Texte: Laurence Hainault Aggeler


Séminaire de Dominique Rabaté

Chaire de littérature et de culture française ETHZ

Semestre de printemps 2023

«Rêver la vie des autres. Formes de la biofiction aujourd’hui»

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Dominique Rabaté, essayiste, critique et Professeur de littérature française moderne et contemporaine à l'Université de Paris, a présenté un genre littéraire relativement nouveau: la biofiction. Contrairement à la biographie explicative des historiens, la biofiction n’évite pas les zones énigmatiques d’une existence, ses récits comblent les moments non attestés en rêvant «dans les interstices de la singularité». Deux questions se posent à son sujet: quels bénéfices retire-t-on à raconter les vies lacunaires? Est-ce une imposture de vouloir raconter une vie discontinue en insérant une part onirique? Les écrits biofictionnels adoptent plusieurs formes de réponses. Dominique Rabaté en a défini certaines, étayées d’exemples percutants. Un véritable enrichissement pour tout auditeur-lecteur épris de littérature.

UNE  DÉMARCHE OBLIQUE ET DISCONTINUE
Dans ce cas l’écrivain fait un détour par autrui pour dire quelque chose sur lui-même. Il entre dans l’opacité du personnage dont il suppose l’intériorité grâce à des indices réels. Ainsi Michel Foucault, dans «Vies des hommes infâmes», s’appuie-t-il sur des archives de l’enfermement ou de la police qui retracent les malheurs des inculpés à des dates précises. À partir de ce matériau antilittéraire, il crée de la littérature. Même démarche pour Pierre Michon. «La vie de Joseph Roulin» invente la vie du facteur de Van Gogh devenu célèbre grâce au tableau du peintre. Ou encore dans «Piano solo», Michel Schneider fait des allers-retours chronologiques pour décrire le parcours de Glen Gould. En résulte un essai discontinu, énigmatique qui souligne la passion de l’effacement, le refus de la visibilité du musicien. Enfin dans le livre de Gérard Macé, «Le dernier des Égyptiens», la vie de Champollion suit des pistes narratives tellement romanesques que le génie voit finalement sa personnalité de découvreur s’interpréter à travers une méditation nostalgique.

AMBIVALENCE DE LA LACUNE BIOGRAPHIQUE
«Le monde retrouvé de Louis François Pinagot», un ouvrage de l’historien Alain Corbin, se consacre à un sabotier inconnu de l’Orne. Seuls des indices minuscules permettent de décrire l’individu et son entourage. Le reste s’invente. Même ambivalence dans «Dora Bruder» où Patrick Modiano part des traces d’une simple fugue. Il remplit ensuite le blanc et finit par laisser l’héroïne à son secret. De la poésie pure. Quant à Nathalie Piegay, son enquête porte sur la mère cachée d’Aragon, libre et passionnée, écartelée entre deux hommes, un amant et son fils illégitime. Ce livre est incomplet? Peu importe, il restitue sa dignité à une femme restée jusque-là dans l’ombre. Le rêve dévoile la réalité intrinsèque.

CE QUI NOUS ÉCHAPPE
En biofiction, de longs moments oniriques interrompent la logique de l’enchaînement. Un cas extrême, «L’adversaire» d’Emmanuel Carrère. Le héros, Romand, a fabriqué sa vie de toutes pièces, il a trompé toute sa famille, s’est enferré dans un mythe duquel il ne pouvait sortir qu’en tuant tout le monde. Le rapport interne subjectif écrivain/personnage est un rapport d’identification, de consonance ou de dissonance, une expérience empathique. Entreprise comparable dans «Les vies rêvées» où Jean Echenoz retrace les vies d’un musicien, d’un coureur et d’un inventeur.  L’accent est mis sur "la relation particulière entre ce qui ne coïncide pas et ce qui devrait être", le tout raconté de façon mélancolique et distanciée. Quant à Lola Lafon, «Quand tu écouteras cette chanson» exprime avant tout le refoulement de la judéité propre à l’auteur. Elle veut réhabiliter un destin parallèle au sien. Avec réticence, la romancière visite la chambre d’Anne Frank, à Amsterdam, un rêve empli de craintes. Le souvenir personnel resurgit, douloureux. L’écriture a suivi une nouvelle piste introspective. Du grand travail littéraire.

QUAND LE VISIBLE JOUE AVEC L'INVISIBLE
Certains romans s’appuient sur des photos, des tableaux, une sculpture. Quelques exemples sont proposés à notre réflexion. Dans «L’exposition» de Nathalie Léger, la Vicomtesse de Castiglione, considérée comme la belle femme du monde au milieu du XIXe siècle, s’est fait photographier 450 fois. Son narcissisme délirant va la ruiner. Jusqu’où peut donc aller le rapport à l’image? Marie Ndiaye, quant à elle, pose un regard lointain sur certains clichés de Nadar. Est-ce bien Maria Martinez, «la Malibran noire», originaire de La Havane, qui connut le succès sur la scène parisienne dans les années 1850? Sa pure fiction, «Un pas de chat sauvage», s’organise autour d’une lacune exploitée à des fins artistiques. Et que penser de «La petite danseuse de 14 ans», une des plus célèbres sculptures de Degas, reproduite par le peintre en maints exemplaires alors que son modèle Marie van Goethem ne se retrouve dans aucune archive? Camille Laurens veut résoudre cette énigme par la fiction. Elle restitue l’unicité d’une vie en consultant de nombreux documents d’époque sur le destin des petits rats de l’opéra. La fillette n’a plus d’âge. L’œuvre traduit un geste artistique et littéraire à la fois. Isabelle Monnin enfin, tente une autre expérience: elle achète sur Internet une enveloppe remplie de photos de famille, matériau de base pour créer le récit des vies ordinaires puis elle enquête et contrôle la justesse de son intuition. La littérature se prend alors elle-même pour objet.

VIES MULTIPLES OU MULTIPLIÉES
Christophe Boltanski s’appuie sur 369 photomatons représentant le visage du même homme à différents moments de sa vie. Après de nombreuses recherches, « Les vies de Jacob » explorent sans relâche les métamorphoses possibles d’un être. Plus que jamais l’écriture exorcise, répond au besoin de congédier l’obsession. En regardant ces portraits, l’écrivain réactive une présence, une normalité et surtout il convie le romanesque. Ce récit demeure volontairement lacunaire, il respecte la multiplicité, cette vie échappe à la logique narrative d’une existence individuelle.

VIES CROISÉES
En clôture de session, Camille de Toledo est venu à Zurich présenter son dernier roman graphique. Ecrire avec le dessin prolonge la réflexion, permet de faire se croiser des vies.

Nous l’avons compris en quittant ce séminaire: toute vie vaut la peine d’être racontée, car chaque vie témoigne de toutes les autres. Et les romanciers d’aujourd’hui font prévaloir l'imaginaire comme révélateur. Dominique Rabaté y perçoit «un idéal démocratique du récit». L.H.A

Publié le 20/06/2023