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KETTLY MARS
A venir: Louis-Philippe Dalembert sera l'invité du semestre d'automne 2024.
LE VODOU DANS L'IMAGINAIRE DES ÉCRIVAINS HAÏTIENS
Texte: Laurence Hainault Aggeler
Chaire de littérature et de culture française EPFZ
«Le vodou dans l’imaginaire des écrivains haïtiens»
Kettly Mars Semestre de printemps 2024
Notre info sur la Chaire dans lieux
Dans le cours de ce semestre à la Chaire de Littérature et de Culture françaises de l’EPFZ, l’auteure Kettly Mars a pris le temps de rechercher l’essence de l’inexplicable vodou. Mais si l’académique indiquait les données historiques et politiques et leurs influences sur les productions haïtiennes, l’écrivaine préférait se lancer dans de longues lectures fictionnelles avant d’inviter les étudiants à partager leurs impressions. Ne faut-il pas écouter les récits pour accéder à la culture profonde d’un peuple? Une expérience inédite.
UNE SPIRITUALITÉ FONDATRICE
Pour commencer Kettly Mars rappela combien la conquête de l’indépendance haïtienne fut chaotique et brutale. Les idées floues se transformèrent en stéréotypes et la culture traditionnelle s’en trouva controversée. Quatre périodes littéraires suivirent l’évolution historique du pays: la littérature classique d’influence française (1804-1915), la littérature indigéniste (1915-1957), celle du renouveau humaniste (1957-1986) et enfin la littérature de la période contemporaine. Elle en retraça l’itinéraire sur la base de quelques œuvres clefs, des lectures à ne pas manquer.
«MIMOLA»
Dans ce roman d’Antoine Innocent (1747-1842), précurseur de l’indigénisme, la malédiction pèse sur une famille qui refuse les esprits. Pour la première fois en littérature haïtienne, les scènes vodou sont retranscrites, toutes aussi impressionnantes qu’incompréhensibles. Le dialogue final du livre propose une confrontation entre le principe de tolérance des traditions et celui du combat contre la superstition.
«GOUVERNEURS DE LA ROSÉE»
Selon Jacques Roumain (1907-1944), malgré les entraves mystiques qui rapprochent le vodou de la sorcellerie, ses croyances constituent un ciment utile à la cohésion spirituelle des Haïtiens. Écrit dans une langue savoureuse, ce roman posthume est un chant à la nature et à la fraternité. Enrichi par son expérience à l’étranger, le héros revient dans son pays et tente de reconstruire la solidarité à la façon marxiste tout en respectant le vodou. Ce livre donne lieu à des réflexions politiques et religieuses.
Une histoire entre tradition et modernisme.
«CHRONIQUE D'UN FAUX AMOUR»
L’auteur de cette nouvelle, Jacques Stephen Alexis (1922-1961) voulait réformer la société inégalitaire haïtienne. Assassiné par Duvalier après avoir tenté un coup d’État, le corps du grand résistant a disparu, mais l’âme de l’écrivain révolté reste dans les mémoires. Ses quatre romans sont représentatifs du «réalisme merveilleux» et ils entretiennent un lien très fort avec le vodou. L’autobiographie d’un zombie dénonce la société conventionnelle et le danger du mysticisme. Une jeune fille vouée à un esprit destructeur est enfermée dans un couvent. Dans un long monologue, elle fait défiler les images fulgurantes, les paroles hallucinées, les métaphores saccadées. Une écriture impressionnante.
«LES CHEMINS DE LOCO-MIROIR»
Le seul roman de Lilas Desquiron (1946-) fut publié en 1991 et marque le début de la littérature contemporaine. Pour cette ethnologue, la littérature est un lieu de mémoire. Un épisode du livre décrit donc le massacre de 1964, les «Vêpres de Jérémie», organisé par le régime duvaliériste pour éliminer les jeunes révolutionnaires. Mais l’intrigue est vodouisante. Les prêtres y font revenir des zombies du royaume de la mort et les corps des deux héroïnes, élevées comme des jumelles, sont habités par le loa (l’esprit) «marassa» qui tiraille entre le bien et le mal. Se greffe alors le scandale d’un amour sacrilège entre la métisse aristocratique et l’orphelin noir, illustration des préjugés sociaux destructeurs.
«LES DIEUX VOYAGENT LA NUIT»
Le narrateur auteur, Louis-Philippe Dalembert (1962-) se voit proposer d'assister à une cérémonie vodou. Harlem, New York, un soir de novembre, un sous-sol à l'écart des grandes avenues. Un observateur regarde sans pouvoir être acteur. La nuit qui suit devient rêverie, va-et-vient inlassable entre Harlem et Port-au-Prince. Mais est-il possible d’afficher une ignorance totale des rites lorsqu'on est originaire de Haïti? Les souvenirs d'enfance resurgissent.
«LE NÈGRE CRUCIFIÉ»
À l’âge de 15 ans, Gérard Etienne (1936-2008) participe à une insurrection contre le gouvernement despotique de Paul E. Magloire. Il est arrêté, emprisonné et sauvagement torturé. Puis il écrit de nombreux romans, enseigne, publie des critiques littéraires et suit parallèlement une trajectoire artistique et militaire pour finir comme Professeur dans une université canadienne. Un modèle de résilience. Kettly Mars a choisi de lire le récit d’une ascèse enfantée dans les supplices dégradants. La violence des expériences précoces a clairement influencé ce texte contestataire et très éprouvant.
QUAND LE VODOU PASSE DU CULTE FAMILIAL À SA DÉNATURATION
Le premier roman de Kettly Mars, «Kasalé», saisit à la perfection la réalité des mythes et des légendes, l’angoisse de la déshérence. Quand rampent les rancœurs, les rivalités, les jalousies, que les éléments se déchaînent, que les symboles lâchent prise, alors les femmes resserrent leurs liens. Si les divinités vodou perdent leur refuge, rien ne semble pouvoir arrêter la catastrophe.
VODOU ET CRÉOLISATION
En fin de session, Kettly Mars a mis un extrait en ligne: «La matière de l’absence» de Patrick Chamoiseau. Y est résumée la théorie d'Édouard Glissant (1920 -2011), Prix Renaudot 1958. Selon lui, une conscience-monde est formée de chacune de nos consciences individuelles et toute identité s’étend dans un rapport à l’autre et à ses convictions. Il qualifie de «créolisation», ce maelström fait d’interférences entre les cultures et d’acceptation de l’autre. La reconnaissance internationale du vodou apparaît donc clairement comme une des pierres angulaires du principe de tolérance identitaire. Une belle conclusion de séminaire.
L’IMAGINAIRE FACE AU RATIONNEL
Le cours de Kettly Mars sur la force de l’irrationnel a de quoi surprendre dans le cadre d’une Haute Ecole polytechnique. Le vodou adopte une mythologie basée sur les esprits et ses rituels déclenchent des actes inexplicables au niveau scientifique: une fois «possédé», un vieillard perclus peut grimper aux arbres et danser des jours et des nuits d’affilée… Les étudiants de l’EPFZ ont dû s’interroger sur les limites de leurs études rationalistes. Et pourquoi pas?
(L.H.A 06/2024)
Publié le 13 juin 2024
