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«TRISTE TIGRE» : UN OVNI LITTÉRAIRE AUDACIEUX

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ENTRER DANS LA TÊTE DE L'AUTRICE

Texte: Maurane Formaz


Le choix Goncourt de la Suisse est décerné par un jury étudiant.

Puis, l'ensemble des étudiant·es ayant pris part au concours a été invité à rédiger une critique littéraire sur le livre de Neige Sinno. 

C'est Maurane Formaz de l'Université de Fribourg qui est la lauréate de ce prix de la critique. Voici son texte!

Neige sera à Zurich à la Literaturhaus, le 10 septembre 2024.


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Véritable ovni du monde littéraire, «Triste Tigre» de Neige Sinno aux éditions P.O.L bouleverse les codes et les attentes depuis sa parution. Ce texte, situé aux limites des genres, mais ne se limitant pas à eux, fait partie de ces nouveautés qui dès leur apparition se rendent indispensables. «Triste Tigre» ne laisse en effet pas indemne,
il y a un avant et un après qui continue de raisonner contre les parois de nos crânes et c’est précisément ici que réside sa force.

Une histoire d’inceste dans une famille néo-rurale isolée, sans en questionner la puissance, à première vue, le sujet s’inscrit dans une lignée qui existe déjà.
Pourtant, son innovation se trouve à la fois là, mais aussi ailleurs. Là, parce qu’il y a une manière de traiter le sujet qui se démarque. Ailleurs, parce que «Triste Tigre»
est tellement plus qu’une histoire d’inceste.

L’autrice nous livre ainsi un texte audacieux, pour ne pas dire téméraire: dire l’indicible, ou en tout cas le questionner, chercher à gratter dans sa chair. Si par
définition l’indicible ne peut pas se dire, qu’en est-il de le penser? Pourrait-il s’agir d’une des clés pour commencer à s’en saisir? Comme si la pensée pouvait
lui donner une matérialité.

Neige Sinno nous ouvre alors les portes de sa tête pour qu’on y lise, sans qu’elle n’ait à le dire. Nous prenant par la main, elle se permet l’expérimentation, les incohérences, les doutes. Nous l’accompagnons au long d’un chemin sinueux qu’elle fait sien. Les virages deviennent des va-et-vient indispensables dans sa
réflexion, par exemple en adhérant aux propos d’un·e auteur·trice, puis en les confrontant dans la suite de son raisonnement. Avec délicatesse et subtilité, Neige Sinno cherche, interroge, fouine et ce faisant brise l’omerta qui voudrait que les
victimes restent silencieuses pour protéger l’ordre établi. Le texte, entrecoupé d’articles de presse, de contes, de documents du procès, se fait l’allié de l’autrice par sa forme, devenant ainsi la matérialité évoquée. Tout est sous nos yeux, il
n’est plus possible de les détourner. Se lisant d’une traite, le rythme se veut également complice et nous sommes otages des mots déployés jusqu’au dernier point. Neige Sinno reste toutefois une ravisseuse d’une grande bienveillance. Tout est disséqué, nous sommes prévenu·es, accompagné·es, et si le déni nous est interdit, l’autrice nous laisse quand même le droit de sauter quelques pages quand
la violence au creux de nos estomacs n’est plus supportable.

Mais ce texte n’est pas un texte violent, pas plus qu’il n’est un texte libérateur. Il est là parce qu’elle a pu. En nous invitant à pénétrer à l’intérieur de sa tête, l’autrice nous accorde une confiance précieuse, touchante, et reprend dans le
même temps le pouvoir de sa propre histoire. Sans le nier, elle confine le prédateur au second rang, mais surtout, elle rend le tigre triste.

Maurane Formaz

Publié le 18 août 2024