→ CINÉMA
SENTIMENTAL VALUE



LA FAMILLE, CE NŒUD INEXTRICABLE DE SENTIMENTS
Texte: Valérie Valkanap
SENTIMENTAL VALUE, de Joachim Trier (NOR 2024, 133mn)
Grand Prix du Festival de Cannes 2025
Sur les écrans suisses alémaniques à partir du 11 décembre 2025.
LA DIFFICULTÉ DE COMMUNIQUER AVEC NOS PROCHES, c’est ce que montre le réalisateur Joachim Trier (Julie (en 12 chapitres)) dans ce film où un père et une fille n’arrivent pas à se parler. Nora (Renate Reinsve) est comédienne de théâtre et souffre d’angoisses insurmontables au moment de monter sur scène (le cinéaste nous fait bien ressentir son malaise physique). Elle est très proche de sa sœur Agnès (Inga Ibsdotter Lilleaas), historienne de profession, menant une vie stable, entourée d’un mari aimant et d’un fils. À la mort de leur mère Sissel, psychothérapeute, leur père Gustav, (Stellan Skarsgård) évaporé de leur vie depuis de longues années, débarque très décontracté («On ne sait pas si on doit présenter ses condoléances ou ses félicitations» ose-t-il lancer à la cantonade). C’est un cinéaste reconnu, quoi qu’un peu oublié, et il compte réaliser un chef d’œuvre avec Nora dans le rôle principal («ça te ferait du bien, un vrai rôle de cinéma»). Nora refuse sans même lire le script. Il ne sait pas comment elle joue, il n’est jamais venu la voir une seule fois, rétorque-t-elle, pleine de ressentiment. Rencontrée au festival de Deauville, Rachel (Elle Fanning), une actrice à la mode se questionnant sur le sens de sa filmographie, accepte le rôle. Gustav lui apprend que le film porte sur sa propre mère, une femme qui a été torturée deux ans par la Gestapo pour ses activités antinazisme et s’est pendue dans une pièce de la maison familiale. On n’en apprendra guère plus mais on comprendra que lui aussi a de secrètes failles.
IL Y A SOUVENT UN MOMENT DE BREF FLOTTEMENT durant lequel le spectateur ne sait plus s’il se trouve dans la réalité ou la fiction. Le procédé est parfaitement maitrisé et on reprend très vite le fil, même si on n’arrête pas d’aller d’un personnage à un autre dans deux temporalités au cours de nombreuses séquences s’achevant sur un noir. Le seul repère constant est la maison qui, de génération en génération, a été témoin de bien des moments mémorables. Elle et Nora font corps, car Nora ne sait pas plus exprimer ses sentiments que les murs, qui l’ont vue naître, ne peuvent raconter. «Tu as trop de colère en toi, dit le père à la fille. Artistiquement c’est mauvais, et puis il te faut quelqu’un à aimer». A travers les instructions que Gustav donne à Rachel, on devine qu’il s’adresse en réalité à sa fille comme s’il avait été présent quand elle allait mal. Il a deviné (mais comment? Il n’était jamais là) sa honte d’être faible et sa quête d’une place à elle. Si sa sœur Agnès est celle qui compose et arrange (un rôle assigné par la famille mais dont elle réussira à se libérer), Nora incarne l’intransigeance. Une posture, symptôme d’une souffrance plus profonde impossible à contenir longtemps.
Cette histoire n’est qu’un prétexte, semble dire Gustav. Où l’on comprend que fiction et vie réelle sont étroitement liées et que la première peut aider à guérir des blessures de la seconde.
V.V. 5.12.25
Publié le 8 decembre 2025
